C’était en 2008, veille du sommet de Bucarest.

Avec mon compagnon de lutte et de pensée, André Glucksmann, nous cosignons – ce qui ne nous est pas arrivé souvent ! – une lettre ouverte, dans Le Monde, au président de la République française et à la chancelière allemande.

Nous les adjurons, dans cette tribune, d’entendre la voix d’une Ukraine qui souhaite, depuis 1918 (eh oui, 1918 ! date de sa première indépendance !), se protéger de l’Empire russe et ne voit alors pour cela, dix-sept ans après sa seconde émancipation, qu’une formule : le long chemin du MAP (membership action plan) qui lui permettra d’entrer un jour dans l’Otan.

Nous plaidons que le XXIe siècle naissant ne nous est pas si favorable que nous puissions rejeter l’un des rares pays qui, à leurs risques et périls, assument leur adhésion à notre modèle institutionnel et politique.

Nous expliquons que baisser pavillon face aux pressions et chantages du Kremlin, nous recroqueviller sur nous-mêmes et fermer notre porte, deux décennies après la chute du mur de Berlin, aux dernières voix de l’Europe captive serait une grave erreur politique et historique.

Et je passe les années suivantes, avec lui, Glucksmann, puis, après sa disparition, sans lui, à marteler, sur le Maïdan de Kyiv, ailleurs et, en vérité, sur toutes les tribunes possibles, ce que nous avaient appris les deux guerres de Tchétchénie, l’invasion de la Géorgie et le témoignage des premiers dissidents : Poutine a un ennemi principal, un seul, auquel il veut faire rendre gorge – l’Europe de la démocratie, du droit et des libres républiques.

Quinze ans plus tard, pour parler comme Soljenitsyne, la roue rouge-brune a tourné.

Les Occidentaux ont gobé l’argument de la pauvre Russie hantée par la peur d’être encerclée.

Ils lui ont donné tous les gages de bonne volonté qu’elle demandait et, parfois, ne demandait même pas.

La France a voulu lui vendre des navires de guerre.

Les États-Unis de Barack Obama ont conclu avec elle, en 2009, le plus avantageux des accords de désarmement, et ils ont, comme Poutine le réclamait, annulé la phase IV du déploiement en Pologne de leurs intercepteurs de missiles.

Et, sans même parler des années Trump et de l’obscène collusion dont elles ont été le théâtre, les puissances alliées n’ont eu de cesse de rassurer le Kremlin sur la solidité de la charte de Paris de 1990 ; du Partenariat pour la paix de 1994 ; de la charte pour la sécurité européenne de 1999 ; ou du conseil conjoint Otan-Russie créé en 2002.

Bref, loin d’être, comme on le répète toujours, méprisée, isolée, humiliée, la Russie a été traitée avec des égards rétrospectivement ahurissants.

Et Poutine, prenant nos gestes d’apaisement pour autant d’aveux de faiblesse, en a conclu qu’il pouvait attaquer l’Ukraine ; menacer l’Europe, deux mois avant l’attaque, à travers deux ultimatums lancés le 17 décembre 2021, d’une quasi-guerre nucléaire ; et tenter de bouleverser à son profit l’architecture de sécurité européenne et planétaire mise en place après 1945.C’est parce que l’Ukraine n’était pas dans l’Otan que nous sommes au bord d’un conflit mondial.

Croyant éviter la guerre en trahissant une nation amie, nous avons, comme toujours, eu le déshonneur et la guerre.

À partir de là, que faire ?

La conclusion s’impose à tout observateur de bonne foi.

C’est celle de Kissinger déclarant, il y a quelques jours, à Davos, que son principal argument contre l’adhésion de Kyiv à l’Otan étant tombé (« ne pas froisser la Russie »…), il a changé d’avis et estime désormais que l’idée d’une Ukraine neutre n’a « pas de sens ».

C’est celle du ministre ukrainien de la Défense, Oleksii Reznikov, observant que, dès lors que son armée se bat avec nos armes, nos munitions et, maintenant, nos chars et dès lors que, nécessité aidant, elle s’est mise aux normes de l’Alliance, elle en est devenue membre de fait.

Et c’est celle enfin de tous ceux qui, comme moi, ont accompagné, écouté et, depuis onze mois, filmé les troupes ukrainiennes en opération : ces braves qui, tels les soldats athéniens célébrés par Périclès dans son adresse aux héros rapportée par Thucydide, disent et répètent qu’ils se battent pour la patrie mais aussi pour la défense de ces valeurs plus hautes encore que sont les valeurs de liberté, de démocratie, de droit, bref de l’Europe, ne sont-ils pas nos champions ? notre rempart contre l’ennemi commun ? ne nous défendent-ils pas, dans leurs tranchées, autant que nous les défendons ? ne sont-ils pas devenus, de surcroît, par la force des choses, la plus aguerrie, la plus expérimentée et la meilleure des armées d’Europe ? et cette armée qui, encore une fois, est la seule à avoir dû apprendre, pour son malheur mais pour de vrai, à se servir de nos Leclerc, Abrams et, dorénavant, Leopard ne dispose-t-elle pas d’un savoir stratégique et tactique qui, dans les temps troublés qui s’annoncent, devient inappréciable ?

Faire entrer l’Ukraine dans l’Otan est notre intérêt autant que notre devoir.

Accélérer les procédures et rattraper le temps perdu depuis 2008 est affaire, pour tous, de sécurité autant que de dignité.

Le plus tôt cela sera dit, le plus vite reviendra la paix, la vraie, celle qui ne peut passer que par la capitulation de Poutine et de son armée.


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