Ces 10, 11 et 12 septembre avait lieu à Kiev un évènement européen majeur : la 12ème « Yalta European Strategy Conference » (YES Conférence), organisée par la fondation Victor Pinchuk. Parmi les prestigieux intervenants (Petro Porochenko, Shimon Peres, Tony Blair, Victor Pinchuk lui-même, Bill Clinton, Carl Bildt, José Manuel Barroso, Sir Elton John, ou encore Ioulia Tymochenko), Bernard-Henri Lévy était l’invité d’une séquence intitulée : « La Vérité aujourd’hui. Informations, récits, médias et propagande », en compagnie notamment d’Oksana Zaboujko, philosophe ukrainienne. A cette occasion, BHL a accordé une interview au Kyiv Post, dans laquelle il est revenu sur la place si singulière qu’occupe le combat de l’Ukraine pour sa liberté, au sein l’aventure européenne. Voici la version traduite en français de cet entretien.

The Kyiv Post : Vous avez participé au 12th Yalta European Strategy Annual Meeting. Quelles sont vos impressions ?

Bernard-Henri Lévy : J’ai été très frappé par la capacité de Viktor Pinchuk à rassembler des gens aussi divers que Shimon Pérès et Tony Blair, Elton John et Dominique Strauss-Kahn, Bill Clinton et un milliardaire australien venant parler des formes nouvelles de l’esclavage, l’ancien ministre français Pierre Lellouche ou l’Américain Larry Summers – sans parler de la surréaliste apparition, par vidéo interposée, de Donald Trump. Je ne connais pas, en Europe, d’événement équivalent. Il y a Davos, bien sûr. Mais je trouve, à Yalta et, désormais, à Kiev, une dimension poétique absente de Davos qui est beaucoup plus business-business….

Vous qui venez régulièrement à Kiev, quelles sont vos impressions cette fois-ci ?

Un pays épuisé mais debout. Saigné par la guerre mais qui, contrairement à ce qu’escomptait Poutine, tient bon face à l’épreuve. Bien sûr qu’il y a une lassitude. Les gens ont tellement souffert depuis deux ans ! Ils ont consenti à tellement de sacrifices ! Et ce serait tellement bien de voir, d’entrevoir au moins, le bout de ce tunnel terrible ! Mais, en même temps, l’Ukraine ne se décourage pas. Et mon sentiment est que la confiance en Petro Porochenko, sur ses grands choix stratégiques, reste intacte. Il y a du mécontentement social, sans doute. Des problèmes économiques, forcément. Mais, sur l’essentiel, Poutine n’a pas réussi à diviser le pays. Ni à semer le doute.

Vous avez rencontré le président Petro Poroshenko. Comment l’avez-vous trouvé ?

Je l’ai rencontré deux fois. D’abord à la Conférence, où il a fait un discours très fort, très churchillien. Puis, aujourd’hui, samedi, en tête à tête, pour parler de la situation internationale de l’Ukraine, de la France, etc. Sa position est très claire. Il continuera de respecter à la lettre les accords de Minsk. Mais il ne tolérera pas que la partie adverse, je veux dire les Russes, ne fasse pas de même. Et cela ne veut pas seulement dire respecter le cessez-le-feu. Cela englobe également la question des élections. Les signataires de Minsk se sont engagés à ne pas accepter d’élections bidon, hors de la loi ukrainienne. En sorte que si des élections sauvages devaient effectivement avoir lieu, en octobre, dans l’est du pays, cela poserait un problème à chacun des quatre participants au « Format Normand ». Tous en seraient comptables. A commencer, naturellement, par Poutine.

Certains, en Ukraine, trouvent que les réformes ne vont pas assez vite.

De l’extérieur, je trouve, moi, au contraire, que cela va extrêmement vite. Notamment la mise en place des outils institutionnels permettant de lutter contre ce fléau absolu qu’est la corruption. Comparez l’Ukraine avec la Grèce. Elle est déjà, la Grèce, membre de l’Union européenne. Elle est censée remplir, depuis longtemps, les conditions nécessaires à l’intégration dans l’Europe. Or on vient de voir à quel point elle était en retard et à quel point elle est réticente à construire ce minimum d’Etat sans quoi l’appartenance à l’Europe n’a pas de sens. L’Ukraine, à côté, fait figure de meilleur élève de la classe européenne. Les réformes que la Grèce n’a pas faites en dix ans, vous êtes en train de les faire, vous, en un an ! Ce qui veut dire, soit dit en passant, qu’il y a là une vraie injustice : la Grèce, qui est un Etat en faillite, défiant la communauté européenne et qui n’a, jusqu’ici, pas fait tellement d’efforts pour se moderniser, reçoit 20 fois plus d’argent que l’Ukraine qui, malgré la guerre, mène ses réformes tambour battant. Ce n’est pas normal.

C’était le thème de votre intervention au Yalta European Strategy Annual Meeting ?

Oui. Mais aussi le thème de la « vérité » au moment où fait rage la « guerre des narrations » entre la Russie et l’Ukraine. Vous connaissez le mot d’Orwell sur « l’histoire, livre de chevet des tyrans » ? Eh bien c’est ainsi que se conduit Poutine. Il fait la guerre avec des chars mais aussi avec des mots, des déformations de l’Histoire, du révisionnisme. J’en ai donné trois exemples. Celui des provinces de l’est soi-disant persécutées par les méchants fascistes de l’ouest. La question de l’Holodomor qui voit les historiens en civil du Kremlin dépenser une énergie considérable pour réviser les chiffres à la baisse, minimiser le crime, le noyer dans une crise alimentaire qui aurait affecté l’ensemble de l’Union soviétique et nier sa dimension d’intentionnalité. Et puis la question de la libération d’Auschwitz : j’ai montré – très vite, mais je crois l’avoir quand même montré – qu’il est historiquement exact de dire que ce sont des militaires ukrainiens qui ont libéré Auschwitz.

Vous avez, il y a un an, lancé l’idée d’un Plan Marshall pour l’Ukraine. Où en est-on ?

Au tout début. Pour l’instant, vous avez les deux grandes fédérations syndicales ukrainiennes, celle des employeurs et celle des ouvriers, qui se sont saisies de l’idée. Et vous avez le président de la première, Dimitri Firtach, qui a sponsorisé un groupe d’experts internationaux qui devraient remettre, dans les semaines qui viennent, des recommandations. Ce que seront ces recommandations ? Je n’en ai pas idée. Je sais seulement que les experts en question sont des sommités reconnues dans leur domaine et qu’on devrait voir arriver des idées neuves sur la construction de l’Etat de droit, la fiscalité, les moyens d’éradiquer la corruption, la fabrication d’un système de santé, etc. Après, si vraiment leurs propositions sont bonnes, il faudra que la société civile ukrainienne s’en empare.

Avez-vous l’impression que l’Europe est toujours aussi mobilisée par la question de l’Ukraine ? Avec la Grèce dont vous parliez à l’instant et, maintenant, la crise des réfugiés, n’y a-t-il pas un risque que l’Ukraine soit oubliée ?

Non. Car l’Ukraine n’est pas, pour l’Europe, une question de plus. C’est une question centrale. Peut-être même la question centrale. Elle est comme une ligne de front qui la sépare, l’Europe, de cet empire en expansion qu’est le nouvel empire russe. Vous êtes la ligne de front. Vous êtes la sentinelle. La défense de l’Ukraine est, pour l’Europe, une question de sécurité collective. Ce n’est pas une question humanitaire. Ce n’est même pas une question de solidarité. C’est, vraiment, la sécurité collective du continent qui se joue en Ukraine.


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