Sa prétention agace, ses réseaux font enrager, on a tout dit sur son omnipotence médiatique – il a une chronique au Point, fait partie du conseil de surveillance d’Arte, dirige la revue La Règle du jeu, sans parler d’une fortune qui lui ouvre toutes les portes. Ce pouvoir, ajouté à son narcissisme, lui a valu, il y a deux trois ans, la publication d’une demi-douzaine de biographies peu aimables qui l’ont affecté. BHL n’est pas mort, mais il a déjà 61 ans. Sartre s’est éteint à 75. Et si le « nouveau philosophe », élève de Derrida et d’Althusser, n’a pas inventé l’existentialisme, en revanche, il a mouillé sa chemise plus que son maître, s’est engagé plus, s’est fait entarter (quatre fois !), critiquer et railler encore plus souvent. Ça n’a pas l’air d’avoir usé sa fougue. Car c’est ce qui ressort de ce pavé impressionnant : l’enthousiasme, la foi en l’homme, en ses combats, en son intelligence. BHL n’est pas un « pessimiste lucide », c’est un optimiste sans illusions qui, justement, a su tirer les enseignements des aveuglements d’hier.
« Moi ? Egocentré ? Mais pas du tout ! Je ne pense qu’aux autres. Vous n’imaginez pas à quel point ! » Sincèrement stupéfait. Il est en train de publier 1 320 pages de ses textes, conférences et entretiens, et 150 autres où il décrit sa conception de la philosophie. Mais ça n’est pas son « petit tas de secrets » qu’il confie. Pas ses chagrins, ses traumas, ni son enfance. « D’ailleurs, je n’en ai aucun » dit-il. Non, dans cette somme toute à lui consacrée, l’auteur veut faire œuvre de salut public. De salut planétaire. Il ne se livre pas, il délivre : ce que pense, fait, dénonce BHL plutôt que ce qui le taraude dans le secret de son âme. Son inconscient ne l’intéresse pas. Il raffole de la psychanalyse, mais pour les autres. BHL a tellement pris l’habitude de se regarder fonctionner publiquement que s’allonger pour se raconter en privé à un autre serait du gaspillage. L’oreille du monde lui suffit.
Cent cinquante sillons
Son cri primal date de 1971. « Je suis né deux fois. La deuxième fois se situe à mon retour du Bangladesh en guerre. » Des morts, des charniers, des tripes à ciel ouvert… Il avait 23 ans, il en a longtemps fait des cauchemars. Jusque-là, Bernard jouait du piano tous les jours et depuis dix-huit ans. Il a stoppé net, et il a rédigé Les Indes rouges. Il s’était trouvé une autre musique. Quarante ans et une trentaine de livres plus tard, l’ensemble fait une œuvre contemporaine. Plus détonante que les fugues et les ballades qu’il jouait adolescent. Dodécaphonique. Branchez-le sur n’importe quoi – Nasrallah, Yves Saint Laurent, le Mal –, il aura un truc nouveau à dire. Un éclairage à lui. Il n’est pas seulement le sismographe de l’actualité, il est son coloriste. Le PS en noir funèbre, la judéité en rayures vivaces, l’Amérique impressionniste, en lurex vert pomme… Il y a cent cinquante chapitres dans ses Pièces d’identité. Cent cinquante sillons.
Ses identités. BHL déteste confier ses intimes contemplations, mais il se passionne pour son personnage. Il ne le lâche jamais, le met au travail nuit et jour, le rend insomniaque, lui a imposé les amphétamines et la cortisone, la guerre sur le terrain et parfois l’amour. Mais BHL s’abandonne rarement à la langueur. Il n’arrête jamais, il faut qu’il se sente palpiter. Qu’il s’entende penser, dire, résonner dans les médias, devant les micros. D’ailleurs, même solitaire, il se relit à voix haute pour ne pas rater ses effets. Ne pas se laisser engloutir dans le silence.
Conjurer la mort ? La mort, il y pense chaque jour, quand il dicte son journal intime sur un magnétophone. Un texte brut de décoffrage qu’il consigne comme un fou : sa vie sans tabou, sans autocensure, sans complaisance que décrypte sa secrétaire, la très précieuse Marie-Joëlle Habert, dans le plus grand secret. BHL : « Quand le moment sera venu, je reprendrai tout cela, je rédigerai, je publierai. Pas maintenant. Il y a trop de gens que j’aurais peur de blesser. » Comme il tremble à l’idée de mourir brutalement et que ces écrits crus soient publiés tels quels, il a pris mille précautions pour être certain de voir ces papiers détruits. « J’ai tout verrouillé. » Imaginez l’excitation des éditeurs si « BHL le Téméraire » sautait sur une bombe au Pakistan, se faisait kidnapper en Afrique, se prenait une balle perdue en Israël ou recevait un coup de poignard à Paris ou à New York. La pauvre – la riche – Marie-Joëlle Habert serait la cible de toutes les surenchères. « J’ai tout fait pour que ce soit impossible », se rassure son patron, ce grand maniaque du contrôle.
Un grand maniaque du contrôle
S’il est des tranches de vie qu’il n’ose pas encore publier, quand il décide de nous livrer son « moi », son « surmoi », il y va franco, titrant ses chapitres sans fausse modestie : « Ma vie, mode d’emploi », « Comment j’avance », « Ma campagne américaine » ou « Pourquoi un type comme moi ne peut pas voter Sarkozy ». La France a-t-elle besoin d’un type comme lui ? Est-ce un « mélange de Sartre et de prince Malko », comme le décrit son ami Jean-Paul Enthoven ? Un type comme lui est un exemplaire unique. Cerveau brillant, gravure de mode, aventurier millionnaire (on évoque une fortune de 200 millions). Et séducteur obsessionnel. Autre chose ? « Je n’ai rien à cacher », rétorque l’homme qui monte aux barricades à visage découvert. Et c’est bien là ce qui donne prise à toutes les railleries. Car, à ne pas se cantonner dans la classe intellectuelle pure, à partir sur les terrains en guerre et à s’y faire photographier, filmer en pleine action, à poser avec Arielle dans les soirées mondaines, à traverser les couches sociales en chemise Charvet, le philosophe est constamment en train de trahir ses étiquettes. Il a même osé se prendre pour Tocqueville redécouvrant l’Amérique, « s’arrogeant des chaussures trop grandes pour lui », ont estimé certains chroniqueurs américains, surpris de l’audace.
American Vertigo n’a pas fait l’unanimité là-bas, loin s’en faut. Eh bien, pas complexé, l’auteur reprend sur son site – bien sûr que BHL a un site ! – les méchantes critiques : « Un tissu de lieux communs », « le texte d’un étudiant qui fait du remplissage », « trop court sur les faits, trop long sur les conclusions », « on a envie de lui demander de la fermer cinq minutes et de regarder le paysage ». Vous croyez que ça le déstabilise ? Pas du tout. « Les critiques sont intéressantes, ça fait partie de mon histoire. […] Susciter la controverse. » Il propose même à son plus féroce adversaire un duel. Littéraire. Question combat de plumes, il s’y connaît. Il faut lire ses chroniques hebdomadaires dans Le Point et dans Ce grand cadavre à la renverse, ses passages sur les socialistes, sur l’antisémitisme de gauche, sur Chevènement, sur les complaisances de Mitterrand – cet ouvrage qui n’a pas fini de faire des morts vient d’ailleurs d’être traduit en Amérique – mais aussi sa critique des « incompétences de Juppé, de Balladur », de l’entourage de Sarkozy, Guaino en tête. Il écrit comme il parle, avec des répétitions, des reprises ; il scande… Force l’attention comme à la télé où son allure physique fascine autant que son verbe.
Il veut refaire un film
Ce flamboyant virtuose se cite, s’autocélébre. Mais c’est pour la bonne cause, il n’en démord pas : « Moi, c’est toujours : après vous. » Traduction : il se situe modestement après les aînés, après ses maîtres, Sartre, Baudelaire, Levinas, après les causes (la Bosnie, l’Iran, le Darfour, le Rwanda…), après ses combats (la gauche toujours, l’antisémitisme…). S’il dit « moi je » dans les livres, dans les micros, s’il brille sous les spots, c’est par honnêteté. « Il faut savoir qui parle. Il y a des philosophes qui font comme s’ils étaient de purs esprits désincarnés. Ils ont tort. La probité exige que l’on dise : “Voilà, c’est moi qui parle, ce corps étroitement situé, déterminé, névrosé…” » Ce corps effilé qu’il affiche en noir et blanc, et qu’il entretient, mine de rien ! Il nage, ne boit plus. Mange du poisson cuit à la vapeur. Il a la peau plus nette, il a rajeuni. Il a l’air plus léger.
Est-ce parce qu’il déménage ? Avec Arielle, il tourne une page. Quitte ce boulevard Saint-Germain trop connu, trop couru. Trop… germanopratin depuis que l’Amérique lui ouvre les bras. En attendant sa nouvelle résidence, le couple s’est installé pour plusieurs mois dans la suite d’un palace rive droite. Pas au Costes, près des boutiques, de l’Opéra ou du Café de la Paix ; non, plutôt dans un désert culturel avec terrasse et vue sur les toits. BHL cogite n’importe où, mais il entretient ses réseaux dans le luxe. Levé tôt, il affûte ses prochaines armes. Veut refaire un film, sa grande revanche sur sa dernière catastrophe industrielle : Le jour et la nuit, sorti en 1997, avec Alain Delon, Lauren Bacall, Arielle Dombasle, Xavier Beauvois, Marianne Denicourt, Karl Zéro, fut un flop monumental, assassiné par les critiques. Ce fiasco brèle encore en lui comme une plaie vive. Dans son héros désenchanté (qu’incarnait Alain Delon), il affirme avoir mis beaucoup de lui-même. Quoi ? Ce vieil écrivain en perte d’inspiration, sombre, atrabilaire ? « Et pourquoi pas ? Un personnage repoussoir, un anti-moi… » Sa face cachée morbide ? Il joue à se faire peur.
Comme Delon. « Alain est un personnage essentiel de ma vie. Quand notre film s’est planté, il a été d’une loyauté impeccable. Je n’en dirai pas autant de Lauren Bacall. » Alain n’a pas fléchi. « Je le revois à mes côtés pendant la conférence de presse. Quolibets, crachats… Et lui qui, alors, se lève et lance à la meute qui nous fait face : “Mesdames et messieurs, j’avais trois maîtres : Visconti, René Clément, Joseph Losey. J’en ai désormais un quatrième : le jeune réalisateur que vous avez en face de vous.” Quel panache, quel courage, quelle allure ! » Un des rares moments où BHL-Robin des Bois a eu besoin de son Zorro. Alain Delon, comme Bernard-Henri Lévy, n’est jamais meilleur que quand il se dresse contre ce qu’il estime être une injustice. Là, BHL pardonne tout : « Nous avons l’aventure de ce film en partage. Cela pèse beaucoup plus que n’importe quel désaccord politique. » Mais entre le gaulliste de droite et le philosophe humaniste, il y a plus, plus intime : « Nous avons aussi tous les deux cette maladie qui est de croire que, à la fin des fins, la vraie vie n’est pas dans la vie. »
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