Il est parfois bon de commencer un livre par la fin. Le Lys et la cendre de Bernard-Henri Lévy, s’achève par une citation de Bernanos qui éclaire les quelques 600 pages qui précèdent.
Surprenant rendez-vous entre l’intellectuel médiatique et l’écrivain catholique dont on image qu’ils se seraient empoignés s’ils avaient été exactement contemporains. Bernard-Henri Lévy conclut un journal de quatre ans autour de son engagement pour la Bosnie et Sarajevo en soulignant cette paradoxale rencontre : « N’était-ce pas la loi de ces années ? N’était-ce pas à l’image d’une aventure où je n’ai pas toujours trouvé le temps de choisir mes alliés ? » On sent quelques ébranlements. Que confirme le fait qu’ailleurs, dans le livre, l’éternel jeune homme qui semble poursuivre l’image de Malraux pour la faire sienne, cite même, oh ! surprise, pour s’appuyer sur lui, Péguy.
Péguy qu’il a pourfendu naguère. Mais que dit Bernanos ? « Au cours de ces années, je ne me flatte pas d’avoir découvert des formes nouvelles de la haine ou de la peur, je me flatte seulement de m’être trouvé au coin du monde le plus favorable à certaines observations précieuses. » Des informations de quatre ordres, dit Lévy. « Sur la guerre et la souffrance humaine. Sur l’Europe et son état présent. Sur ce qu’il en est d’un écrivain et de son fonctionnement et sur ce qu’il en est de moi-même. »
Questions : fallait-il en faire un livre ? Fallait-il céder à l’égotisme ? Fallait-il se livrer à cet exercice qui finit souvent par exaspérer lorsqu’un auteur, à propos d’un sujet brûlant, vous impose sa personne ? Réponse, qui n’est pas celle de Bernard-Henri Lévy : parfois, de ce souci exacerbé de soi sortent des pages qu’on regretterait de n’avoir pas lues. Proust ne parlait-il pas d’un « égoïsme utilisable pour autrui » ?
Le combat des intellectuels
Le Lys et la cendre vaut précisément pour cela. Pour cette sorte de travail de vérité sur soi, qui ne vise pas à établir la pureté ou l’innocence du ci-devant. Quand il rend compte du versant parisien de la guerre, du combat des intellectuels et des journalistes pour faire comprendre aux militaires et aux politiques qu’on ne pouvait prendre son parti d’une victoire serbe et de la purification ethnique, l’écrivain colle parfois presque parfaitement à son personnage public. Celui qui irrite, celui que certains méprisent ou jalousent, celui que d’autres adulent. Celui qui ne sait pas retenir un coup de patte à l’égard d’une autre figure médiatico-philosophique.
Mais même à Paris, il arrive que la confession atteigne sa cible. Ainsi ces lignes datées du 23 juin 1994, après les péripéties de la liste Sarajevo : « Ces pages et ces pages de justification montrent, par leur excès même, que j’essaie de me convaincre, et que je ne crois pas un mot, moi-même, de ce que j’écris. Autant le dire un fois pour toutes, clairement – et arrêter, même si cela me coûte de me raconter des histoires ridicules : nous n’avons rien obtenu du tout : nous avons raté une occasion historique de rendre aux intellectuels leur dignité : les misérables résultats dont je me targue sont des résultats politiciens qui n’abusent personne ; j’ai fait, nous avons tous fait, une colossale connerie. Tout le reste est littérature ou imposture ».
Ce qui touche le plus dans ce livre, ce sont les portraits que l’auteur brosse des personnages rencontrés en Bosnie, Izetbegovic, naturellement, qu’il finit par comparer à Léon Blum, abandonnant l’image romantique d’Allende. Mais aussi les figures de quelques inconnus. Les portraits des victimes, qui dévoilent une compassion dont on se dit qu’elle n’est pas sainte et qu’elle sonne juste. Et si elle est mise en scène, quel talent !
Des pages fortes
Étonnant encore, ce jeu avec la mort que jouent certains des personnages – et parfois non des moindres – de Sarajevo. La mort qu’on défie. La mort qui fauche brutalement celui qui ne l’avait pas appelée. La mort qu’on mime, pour sauver sa peau, sous le feu des snippers. Il y a là-dessus des pages fortes qui donnent un poids singulier à d’autres au fil desquelles Bernard-Henri Lévy explique ce qu’il a toujours dit sur cette guerre, ce à quoi il est resté fidèle, ceux qui, avec lui, une partie des intellectuels et quelques journalistes, y compris dans les colonnes de ce journal, ont écrit sur l’agression serbe, sur la Bosnie pluriethnique, sur la lâcheté et le cynisme des Occidentaux, sur le mensonge, sur l’Europe conclue dans l’impuissance.
Et enfin, cette interrogation : pourquoi s’être transformé en « mercenaire intellectuel » de la Bosnie ? Sans doute parce que d’entrée de jeu, bien avant qu’il ne fût question de cette guerre, Bernard-Henri Lévy ne s’est jamais vu du côté des érudits qui travaillent loin du bruit et de la fureur du monde. Même le « spectateur engagé » de Raymond Aron ne lui suffit pas. Il faut, qu’il s’agite, qu’il en remette, qu’il ait le sentiment de faire quelque chose. Parce que, dit-il, « je fonctionne à la dette, au devoir ». Et, plus encore, « parce que je me sens coupable ».
Besoin de se racheter. Besoin de savoir, d’entendre de la part des autres qu’on est racheté, qu’on est aimé, admiré. Retour à la case départ. La dette ramène à l’égotisme. Mais au fond, en bouclant la boucle, il s’est passé quelque chose. L’intellectuel médiatique – et pas seulement BHL – si susceptible de mériter les reproches dont on l’accable, n’est pas sans valeur. La lumière qui se concentre sur lui déborde sur le fond et l’éclaire. Cette lumière presque volée n’était pas de trop, pour la nuit de Sarajevo. Utile imperfection.
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