Christiane Duparc : Alors ? Après la philosophie, le roman, le journalisme, l’édition, la critique d’art, voilà que vous vous attaquez au théâtre, avec Le Jugement dernier ! Vous savez donc tout faire ?
BHL : Mais non. Je n’ai pas décidé comme ça, un matin, d’écrire une pièce. Ce sont les thèmes que j’avais en tête depuis deux ans qui ont imposé le genre théâtral. A l’époque, on parlait de la fin de l’Histoire, on se demandait par quelle porte on sortirait du communisme, quel était le sens de ces événements extraordinaires qui se produisaient à l’Est. J’avais envie de répondre à tout cela.
Peut-être avez-vous été tenté de faire vivre des personnages devant un public ?
BHL : Surtout je voulais parler de cette époque folle, exaspérée, que nous vivons et que Debord appelle depuis plus de vingt ans la « société du spectacle ». J’ai voulu convoquer en un même lieu les grands archétypes du XXe siècle.
En somme, mettre l’Histoire en scène.
BHL : Écrire ma version de Fin de partie avec neuf intervenants. D’abord, Anatole et Maud : lui est une star déchue, un metteur en scène hollywoodien qui sort d’une longue traversée du désert. Elle est son assistante. Apparemment docile, dévouée, amoureuse. Ils veulent monter un spectacle ambitieux qui résumerait le siècle autour de ses sept personnages clefs. Ils convoquent donc sept individus, à la fois exemplaires et anonymes, qui ont vécu chacun un moment important de notre histoire.
Comment les avez-vous choisis ?
BHL : Je les ai inventés à partir des épisodes les plus marquants du siècle. Par exemple, la secrétaire infirmière de Lénine.
Pourvoyeuse de ses ultimes voluptés…
BHL : Oui. On apprend qu’elle lui faisait des câlins dans les derniers jours de son agonie. Elle vient ici livrer ce qu’elle prétend être les suprêmes pensées du grand homme, son vrai testament. Lénine, désenchanté, aurait, avant de mourir, reconnu que le communisme n’allait pas libérer l’humanité, mais, au contraire, la réprimer.
Il y a aussi Melody Cook, caricature de rocker, spécialisé dans le charity-business.
BHL : Lui, c’est un « droidlommiste-humanitarien » dérisoire : il arrive du Bangladesh pile pour le journal de 20 heures. C’est le disciple d’un philosophe que j’ai appelé Henri-Norbert Yvel. Il a quelques-unes des idées que j’avais il y a quelques années et que je trouve aujourd’hui impossibles à soutenir en l’état.
C’est-à-dire ?
BHL : Voyez ce qui se passe en Yougoslavie. On est en train d’aider les gens à mourir le ventre plein. Les organisations humanitaires sont, toutes proportions gardées, dans la situation où aurait été la Croix-Rouge si elle avait livré des couvertures à la porte d’Auschwitz.
Il y a d’autres personnages qui vous ressemblent ; le professeur qui prêche la révolution, c’est vous ? C’est Althusser ?
BHL : C’est moi, sans doute. Mais c’est aussi toute une série de gens qui m’ont marqué. Althusser, bien sûr, qui a beaucoup compté dans ma vie. Boudarel, Vergès, aussi, à cause des années mystérieuses pendant lesquelles il est passé « de l’autre côté du miroir », peut-être chez les Khmers rouges. Nous avons tous cru à un moment qu’il fallait repenser l’espèce humaine. Cette pièce est une sorte de musée Grévin de la mémoire, mais les rôles sont forcément autobiographiques. Une part de mon imaginaire et de mes fantasmes depuis vingt-cinq ans.
Vous êtes féroce et drôle à leur égard, donc envers vous-même ?
BHL : Je suis la première de mes cibles, la première de mes victimes. On ne peut pas manier l’humour autrement.
L’employé de chemin de fer nazi, lui, c’est un homme simple, l’Allemand moyen pendant la guerre.
BHL : J’ai choisi, comme Lanzmann dans Shoah, le petit fonctionnaire de base qui voyait passer les trains et gérait docilement sa gare de triage sans se poser de questions. La vraie horreur était là.
Ensuite, il y a un cardinal…
BHL : Celui-là vient dire que le Vatican a été mêlé à quelques-unes des affaires les plus troubles et décisives du XXe siècle. Depuis la naissance du bolchevisme jusqu’à la chute du Mur de Berlin. Que le Vatican a été un foyer politique actif, voilà ce qu’il dit.
Le suivant, c’est le Français « immobile ».
BHL : Il m’a beaucoup amusé. Il incarne la France des beaufs et du juste milieu, pétainiste en 40, gaulliste en 45, pour la guerre d’Algérie en 54 et contre en 62. Une France autosatisfaite que nous ne connaissons que trop.
Reste le jeune Chinois, héros de Tien an Men.
BHL : Anatole attend un héros positif. Je crois que ça n’existe pas. Lui, c’est le type sur la photo qui arrête le char, photo qui a marqué toute la planète. Ce Chinois, qui est-ce ? J’ai imaginé un garçon moderne qui roule à moto, un Walkman sur les oreilles. Il écoute Prince. Il est comme tout le monde, donc il déçoit Anatole.
Finalement, votre Fin de partie est assez noire ?
BHL : Comment faire autrement ? Le XXe siècle restera comme celui qui a inventé les camps de concentration, les formes les plus sophistiquées de servitude, de mise à mort. C’est une pièce sombre, forcément.
Et politique ?
BHL : Indéniablement. Le genre était un peu en déshérence. On dit trop de mal du théâtre de Sartre ; il y a des choses très belles dans Huis clos, Les Séquestrés d’Altona. C’est dans cette tradition-là (sans oublier Thomas Bernhard) que je tente modestement de me placer.
Vous avez peur qu’on vous guette, que Paris vous attende au tournant ?
BHL : Ça fait longtemps que je n’ai plus peur de cela. Il y a vingt ans qu’on me guette, et les pièges ne se sont jamais tout à fait refermés. L’enjeu ce n’est pas les coteries parisiennes, mais le public ; dans quel état sortiront les spectateurs, quel sera l’effet de ce texte dit par des acteurs, je ne sais pas. Nietzsche, Artaud ont écrit qu’on ne sort pas inentamé d’une représentation théâtrale, qu’elle provoque des secousses, des fêlures. On verra.
Et vous avez choisi le metteur en scène, les comédiens et même la salle. Beau privilège !
BHL : J’avais rencontré Pierre Franck, directeur de l’Atelier en 1977, qui m’avait dit à l’époque : écrivez une pièce, je la monterai. Je m’en suis souvenu quinze ans plus tard. Le metteur en scène, Jean-Louis Martinelli, je l’ai choisi aussi : j’avais été ébloui par son travail sur L’Église, de Céline. Quant aux acteurs, j’ai vraiment voulu Pierre Vaneck et Arielle Dombasle. Ces deux-là, je pensais à eux dès le début.
Dans votre texte, Sartre explique qu’il a fait le philosophe uniquement pour plaire aux femmes. Et vous ? Avez-vous fait le dramaturge pour plaire à une femme, Arielle, votre compagne ?
BHL : Pour moi, les femmes restent la grande affaire de la vie. C’est vrai pour tout le monde. C’est donc vrai pour les écrivains. Sartre (et avant lui beaucoup d’autres, Molière en tête) a écrit certaines pièces pour les femmes qu’il aimait. Cela vous choque ?
Réseaux sociaux officiels