Quand Macron, dans son entretien fleuve avec The Economist, dit que l’Europe peut mourir, il pense au Paul Valéry de La Crise de l’esprit, écrite en 1919, donc après la première grande catastrophe européenne : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Mais il aurait aussi pu citer les garibaldiens du XIXe siècle répétant, tel un mantra, au moment de l’unité italienne, leur « Italia farà da sé ».

Car rien, dans cet ordre, ne se fait « de soi ». Aucune construction politique (et l’Europe, c’est sa noblesse comme sa faiblesse, est une construction, un artefact, une idée) ne se fait d’elle-même, sans volonté, combat, défi à la nature des choses. Et l’erreur des Européens a peut-être été de vivre dans l’illusion d’une Europe nécessaire, fruit du mouvement naturel des sociétés et se faisant sans nous, même si nous ne faisons rien, car elle serait dans « le sens de l’Histoire ». C’est avec ce providentialisme qu’il faut rompre.

C’est à cette Europe progressiste, donc paresseuse, privée de ressort et d’énergie, qu’il faut donner congé. Et c’est cette façon de s’installer dans le dernier wagon du train de l’Histoire et de s’endormir du sommeil du juste en se persuadant que, quoi que l’on fasse ou ne fasse pas, l’on arrivera au terminus Europe, qui est la plaie de toutes les campagnes électorales européennes depuis trente ans. L’Europe s’est plusieurs fois faite et défaite. Plusieurs fois, les Européens se sont dit : « voilà, c’est bon, nous y sommes » et l’Europe s’est décomposée. C’est ce mauvais sort qu’il faut conjurer.

Le deuxième temps fort de cet entretien, c’est, bien évidemment, l’Ukraine et la volonté réaffirmée d’aller jusqu’au bout (c’est-à-dire jusqu’à l’éventualité, si les Ukrainiens le demandent, d’un envoi de troupes au sol) de l’engagement maintes fois formulé : « les armées de Zelensky ne peuvent et ne doivent pas perdre. » Les défaitistes de l’Europe et de l’esprit ont tous crié : « au feu ! au fou ! bonjour la guerre mondiale… »

Le président a, en réalité, rappelé trois choses. 1. L’Europe ne fait pas la guerre à Poutine, mais Poutine la lui a déclarée. 2. Quand elle, l’Europe, livre des armes à l’Ukraine, elle ne lui fait pas la charité, mais défend ses intérêts nationaux, supranationaux et, donc, deux fois souverains. 3. Il y a au moins deux façons de se défendre : soit (leçon de Marc Bloch, que cite le président) désarmer, plier l’échine, croire qu’on apaise la Bête en lui cédant un peu et, à l’arrivée, l’étrange défaite ; soit (leçon de cet héroïque 6 juin 1944 dont on s’apprête à célébrer l’anniversaire sur les plages de Normandie) faire front, honorer ses alliances et forcer à reculer celui qui, en l’occurrence, n’a jamais fait mystère de son intention, après l’Ukraine, de s’en prendre à la Géorgie, puis à la Moldavie, puis à tel pays balte, puis à cette civilisation européenne dont les pères fondateurs de l’Union ont vaillamment repris le flambeau et qui reste l’adversaire ultime de la Russie. Par-delà de l’ambiguïté stratégique : la langue acide et cruelle du Tragique en Histoire.

Et puis, il y avait un troisième thème, dans l’entretien, dont on a étrangement peu parlé : la visite imminente du président chinois à Paris. Un Européen d’origine française verra l’événement selon un double prisme. La Chine du génocide des Ouïgours, celle des prélèvements forcés d’organes sur les prisonniers de conscience, l’immense prison des âmes où la persécution des chrétiens, des bouddhistes tibétains et des pratiquants du Falun Gong est de rigueur : cette Chine-là est la plus sophistiquée et la plus implacable des dictatures et l’on espère que le président français saura s’en souvenir lors des échanges privés et publics qu’il aura avec son homologue.

Mais la Chine riche, la Chine en passe de ravir aux États-Unis le statut de première puissance mondiale, la Chine des routes de la soie et de la recolonisation accélérée de l’Afrique a une relation plus complexe qu’on ne le dit à sa propre impérialité : « empire immobile », disaient, avant Alain Peyrefitte, les premiers jésuites partis de Goa et de Macao et découvrant le Hou-Kouang… empire réticent, récalcitrant, comme, bien plus tard, l’Amérique… l’empire mystérieusement retenu que l’amiral Zheng He, grand eunuque impérial, avait, un siècle avant Magellan, doté de la plus grande flotte du monde mais avec interdiction, sous peine de mort, de passer le cap de Bonne-Espérance – eh bien cet empire-là, il est de bonne guerre de déployer de grands efforts pour tenter de traiter avec lui… Poutine, c’est vrai, ne tiendrait pas huit jours sans les achats massifs de son pétrole par Pékin.

Mais il est vrai, aussi, qu’il a attendu le 31 janvier de cette année pour voir le ministre chinois de la Défense, Dong Jun, officialiser pour la première fois, lors d’une vidéoconférence avec Sergueï Choïgou, son « soutien sur le dossier ukrainien ». Comment, dès lors, ne pas tout tenter pour ramener la Chine à plus de neutralité ? Et pourquoi le président français ne rappellerait-il pas à son homologue le mot du cardinal de Retz « on ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment » ? Cette sentence est si française qu’elle pourrait être chinoise.


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