L’anniversaire de Mai 68 arrive au grand galop.

Et si la célébration échappait à la pompe prévisible, aux doctes études et aux récits d’anciens combattants ? et si, ne serait-ce qu’un soir, ou une heure, ou le temps d’un rêve éveillé, elle voulait bien s’abreuver à la source de l’événement, à la cascade d’impertinence, de rage ironique, de fraternité érudite qui présidèrent, il y a cinquante ans, aux barricades enchantées, aux amphithéâtres en révolte et à ces jours de folie tête-bêche où Paris retrouva des airs d’éducation sentimentale ?

L’insoumission ne serait plus l’apanage d’un parti, et les tenants de la vieille gauche, celle aux idées de plomb, s’exileraient – mais pour de bon – à Baden-Baden.

Les socialistes feraient des rêves plutôt que des motions. Les zadistes seraient des Zazie dans le métro et des fusées d’espoir s’envoleraient des non-tarmacs de Notre-Dame-des-Landes.

Les hommes et les femmes cesseraient d’aller chacun de leur côté et les amoureux, les amoureuses, les amis du désir et de la passion balanceraient, non des porcs, mais des pavés sur les instigateurs du nouvel ordre moral qui s’annonce.

On expliquerait aux féministes assermentées que Catherine Deneuve a plus fait, avec ses films, pour desserrer le joug des femmes qu’elles ne le feront jamais avec leurs tribunes grondeuses et leurs invitations à la délation.

On distribuerait, sur les places en liesse, un petit livre rouge fait d’extraits de Marivaux, d’une chanson de Ronsard et des pages les plus hot de À la recherche du temps perdu.

On se souviendrait que les longues marches finissent toujours par tourner en rond et que leurs timoniers sont des Timon de Shakespeare coupés de la vraie vie par la fausse amitié des courtisans.

Paul Ricœur ressuscité viendrait constater qu’un fils de Mai, son disciple, semble avoir tout de même appris l’art de faire respirer une société.

Le Parlement ne serait plus en marche mais en vadrouille ; il irait, oblique, sur des sentiers de traverse et des chemins sans douane idéologique ; on y lirait Rimbaud, Baudelaire et Romain Gary autant que des rapports de la Cour des comptes.

On préférerait vivre à Montevideo en souvenir de Lautréamont plutôt que mourir à Caracas pour Maduro. On crierait aux Birmans, aux Égyptiens, aux Algériens, que la volonté générale prime la volonté de tout général.

On interpellerait, aux États-Unis, les industriels véreux et les fossiles de l’énergie pour les inviter à relire Günther Anders ou André Gorz – et, ainsi, make the planet great again.

On dissiperait, dans tous les Quartiers latins du monde, les lacrymogènes poisseux et les fumerolles des pensées brunes : Orbán serait mis au ban ; on crierait « ni patrie ni Poutine ! » ou « FSB, SS ! » ; on comprendrait qu’un Donald ne vaut même pas un Mickey et on prierait Erdogan de faire l’amour à la paix plutôt que la guerre aux Kurdes d’Afrin.

Les sorbonnards préféreraient Kundera à Guevara.

On érigerait une statue de Guy Hocquenghem devant les locaux de la Manif pour tous.

Les nanterriens du jour et les odéonistes du temps occuperaient la rue Sébastien-Bottin jusqu’à ce que Gallimard se décide à mettre Sagan en « Pléiade ».

On lirait Lacan plutôt que Laclau – et on danserait, boulevard Saint-Michel, en se riant des populistes, enracinés et autres « souchiens » trop heureux d’être nés quelque part.

On vendrait à la Chine les livres que nous avons trop lus et peut-être, alors, les missions diplomatiques reviendraient-elles les bras chargés, non de contrats, mais de dissidents libérés.

On fermerait les télés de propagande pour ouvrir les yeux sur les tragédies du monde (ou alors on contraindrait Russia Today, sous peine d’amende monstre, à diffuser en boucle des images des guerres de Tchétchénie, d’Ukraine et de Syrie).

On sommerait, sur Twitter, les trolls de se démasquer et de sortir de leur bouge anonyme et 2.0.

On serait rusé comme des goupils face à ces autres polices que sont les Gafa.

On distribuerait des « J’aime » aux policiers d’antan, ceux qui veillent devant Charlie, les synagogues et les gares – et, aussi, aux paysans de Paris, piétons des révolutions pour de vrai, pas dans un clic instagramesque ; le chapeau d’Aragon serait porté au Panthéon ; et chacun voudrait mourir à 30 ans plutôt que de se renier à 60.

Le fond de l’air redeviendrait rouge écarlate – et non plus anthracite de nos passions tristes.

On rappellerait aux Corses que les frontières, de toute façon, n’existent pas.

Aux Catalans que Mario Vargas Llosa vaut mieux que Carlos Pousse-Démon.

Paris deviendrait une seconde Commune où l’on redirait au monde que nous sommes tous des juifs allemands, des Iraniens libres, des Turcs insurgés, des Irakiens rêveurs et des Rohingyas menacés.

On ferait des barricades de Vélib’ ; on déguiserait la rue des Écoles en place Maïdan ou en parc Gezi pour dire que les vrais insoumis sont toujours des cosmopolites ; on projetterait, place de la Concorde, sur écran géant, des images de demandeurs d’asile injustement déboutés ; les voies sur berge seraient rouvertes pour des défilés de psychanalystes et de chômeurs en colère, de patrons foucaldiens et de défenseurs du droit à la paresse, d’écologistes californiens, de carnivores non repentis, de lecteurs d’Abdelwahab Meddeb scandant « ni djihad ni foulards », d’admirateurs de Rushdie et de Polanski – soyons réalistes, demandons l’impossible.

Ainsi, plutôt qu’invoquer les mânes éteints des trois frondeuses des Trente Glorieuses, plutôt que de se repasser en boucle les diapositives en noir et blanc de nos Gavroche aujourd’hui chenus, plutôt que de disséquer, en pays vieux, ce que nous avons eu de meilleur, nous retrouverons le sel de nos semaines saintes.


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