Il n’y a eu, au fond, qu’un événement véritable lors de ce second tour des régionales.

Bien sûr, la victoire éclatante de la gauche.

Bien sûr, la défaite de Sarkozy, de Fillon et de ses ministres.

Bien sûr, un taux d’abstention à peine moins indécent que le dimanche précédent.

Mais d’événement sérieux, réel, d’événement sérieusement et réellement digne de ce nom, d’événement dont on puisse déjà prédire qu’il est porteur d’un certain avenir, il n’y en eut, hélas, qu’un – et c’est le retour au premier plan d’un parti que l’on croyait mort ou, en tout cas, moribond : le Front national de Jean-Marie et, désormais, Marine Le Pen.

À cela, trois raisons.

D’abord, ce théorème que l’on pensait archi-établi depuis les années 1980 mais dont il faut croire qu’on a, entre-temps, perdu la formule : entre l’original et la copie, les électeurs, là comme ailleurs, choisissent toujours l’original. Sarkozy, il y a trois ans, a cru pouvoir chasser sur les terres du FN. Il a cru malin, pour l’emporter, de faire du lepénisme sans Le Pen et sans y croire. Victime de la même sorte d’aveuglement que ceux qui s’imaginent propriétaires de leurs voix et ratissent le champ électoral pour en optimiser le rendement, il a prétendu, lui, « canaliser », voire « siphonner », les voix d’un Front réduit au statut d’armée de réserve électorale. Las. Les électeurs, même frontistes, ne sont pas une eau sale. Les peuples, même gagnés par la fièvre populiste, ne sont pas ces torrents informes qu’un Maître des Discours aurait le fabuleux pouvoir de faire, quand il le veut, rentrer dans leur lit. Et ce genre de grande illusion ne durant jamais que ce que durent les états de grâce, les électeurs, aujourd’hui, reprennent leur liberté et, entre le vrai discours et celui dont on n’a cessé de leur dire qu’il n’avait été tenu que pour les rouler dans la farine, ils ont toutes les raisons d’opter pour le premier.

Ensuite, cette vérité toute bête dont deux décennies d’expérience auraient dû nous rendre conscients mais dont semble avoir fait son deuil, à droite mais aussi à gauche, une bonne partie de la classe politique : le problème, avec le FN, ce ne sont pas seulement les gens, ce sont les idées ; ce ne sont pas seulement les réponses, ce sont les questions ; ce ne sont même pas seulement les questions, ce sont les peurs, ou les fantasmes, que ces questions traduisent et libèrent ; et à trop méconnaître cette évidence, à trop aller à la pêche aux bonnes questions que le vilain FN dénaturerait par ses mauvaises réponses, à trop vouloir entendre le message que véhiculeraient les voix anxieuses des partisans de Jean-Marie Le Pen, on prend le risque de banaliser, légitimer et, donc, surexciter toute une série de réflexes que la fonction même de la médiation démocratique devrait être d’inhiber. C’est ce qu’a fait Éric Besson en lançant son débat sur une « identité nationale » dont l’énoncé même convoquait les spectres de l’extrémisme. Mais c’est ce qu’a aussi fait Georges Frêche en déplorant, au nom du parler-vrai, le nombre de joueurs de couleur au sein de l’équipe de France de football. Et c’est ce qu’ont encore fait tels responsables socialistes prenant, entre les deux tours, le chemin de Montpellier pour tenter de s’y faire adouber par la dernière en date des figures de ce que d’autres, à la direction de leur parti, n’ont pas craint de nommer une nouvelle tentation « doriotiste ». Chaque fois, c’est la politique qui perd son honneur. Chaque fois, ce sont les repères qui se brouillent encore un peu plus. Et chaque fois, c’est comme un permis de voter que l’on délivre à ceux qui, dans l’électorat populaire des deux bords, sont tentés par la transgression FN.

Et puis, la troisième raison, enfin, de ce score inquiétant (17 %, en moyenne, dans les 12 régions où le Front s’était maintenu) tient au souffle nouveau dont le parti d’extrême droite a su, par ailleurs, se doter et qui a, en une décennie, réussi à le transformer. L’auteur de cette métamorphose s’appelle Marine Le Pen. C’est elle qui, en lissant le trait, en modérant le discours ancien, en racontant depuis des années, à qui veut bien l’écouter, son enfance de pauvre petite « fille de » encombrée d’un patronyme maudit, c’est elle qui, en confiant à celui-ci ses débuts de jeune avocate défendant des sans-papiers car les-pauvres-bougres-ne-sont- pas-responsables-des-crimes-du-Système, à celui-là sa passion pour une République, voire pour une laïcité, sacrifiées par un établissement politique gagné aux thèses communautaristes, au troisième qu’elle ne croit plus que les chambres à gaz soient un « détail » de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, c’est elle, donc, qui a inventé cette extrême droite à visage plus humain qui désavoue les outrances d’un vieux chef que, doucement mais fermement, l’on pousse vers la sortie. Ah ! le terrible sourire de la fille à qui Michel Field demandait, en fin de soirée, si elle ne craignait pas que le succès ne donne des ailes à son vieux père ! Cet air de férocité parricide que l’on n’ose dire « shakespearienne » pour ne pas souiller un si grand nom mais qui disait bel et bien, pourtant, que le temps des dinosaures était passé et qu’il fallait compter sur la jeune garde pour faire du FN un parti dorénavant respectable. Dans la famille Le Pen, Marine plus dangereuse que Jean-Marie. Dans l’histoire du FN, la mue décisive qui transforme l’organisation factieuse d’autrefois en un possible parti de gouvernement. Nous en sommes là. Et cette leçon, j’en ai bien peur, est une leçon de portée nationale.


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