Le Club de la presse de Radio-France Internationale n’a pas, et c’est dommage, la notoriété de l’autre. Car il a été le théâtre, il y a un peu plus de huit jours maintenant, d’un événement politique majeur qui est passé, hélas, à peu près inaperçu.

Il s’agissait en réalité d’une longue interview de Claude Cheysson où le ministre, très en verve, et au mieux de ses moyens, exposait à des journalistes étrangers quelques-uns des principes qui guident depuis un an son action diplomatique.

Les auditeurs de la station ont eu l’occasion de découvrir là un personnage étrange, baroque et même assez pittoresque ne craignant pas de dire très haut, par exemple, le « profond respect » qu’il porte — je le cite — à la « révolution iranienne ».

Ils ont pu constater également qu’aux yeux d’un responsable dont la tâche est, jusqu’à nouvel ordre, de veiller aux intérêts politiques, moraux, voire matériels de la France à l’étranger, l’incendie d’une ambassade demeure un « problème mineur » ; qu’il ne saurait entamer réellement la qualité de nos rapports avec le pays où il a lieu ; et qu’il faut l’esprit obtus, tatillon, formaliste à l’excès, de nos « diplomates » professionnels pour — je cite encore — « ne pas aimer ça ».

A propos du Liban encore et des immenses problèmes que cette tragédie a révélés, ils ont eu, ces auditeurs, l’heureuse surprise d’apprendre que le ciel les avait dotés du meilleur diplomate du monde ; que, seul ou presque en Occident, il est en mesure de localiser l’exact emplacement de l’Etat que la communauté internationale, un jour ou l’autre, attribuera à Yasser Arafat ; et que, contrairement à François Mitterrand lui-même, dont on sait les prudences, les pudeurs, les incertitudes même en la matière, il trouve parfaitement « évident », lui, de décréter qu’une entité palestinienne ne peut, par vocation et définition, que se situer — ce sont toujours ses mots — au centre de « ce qu’a été la Palestine ».

Mieux, je veux dire plus grave, plus surprenant, et surtout plus préoccupant, il y a eu la petite phrase sur nos relations avec la Libye. L’hommage rendu à « l’autorité incontestable du président Kadhafi dans son pays, dans une grande partie du monde arabe et dans certaines parties de l’Afrique ». La caution implicitement donnée de la sorte à celui qui reste, entre autres, l’un des inspirateurs du terrorisme international. Et le troublant spectacle, du coup, de ce ministre des Relations extérieures françaises regrettant le préjugé « délirant » qui fit qu’aucun de ses prédécesseurs n’ait songé, jusqu’ici, à faire l’indispensable pèlerinage à Tripoli.

Car enfin, arguer de « l’incontestable autorité » d’un bourreau « dans son pays » pour inviter les démocraties à composer, à pactiser et, en clair, à aller à la soupe n’a jamais été, me semble-t-il, le fait d’une grande politique.

Juger « scandaleux », quelques instants plus tard, qu’il y ait encore, de par le monde, d’indécrottables belles âmes pour protester contre la présence de troupes cubaines en Angola, n’est pas non plus, et c’est peu dire, la marque d’un antitotalitarisme bien décidé.

Donner pour motif à cette attitude le fait que les Etats, que diable ! sont « souverains » et qu’ils ont bien « le droit », après tout, de « faire appel à qui ils veulent » est au mieux une niaiserie, au pis une provocation, dans tous les cas une infamie. Et il sera bien difficile, après cela, d’aller expliquer aux Tchèques par exemple que nous désapprouvons l’Etat qui, en 1968, fit « appel à qui il voulut » pour écraser le printemps de Prague. Aux résistants afghans que nous condamnons le geste par quoi, dix ans plus tard, Babrak Karmal s’estima « en droit », lui aussi, de faire « souverainement » appel aux soldats et aux blindés russes. Aux travailleurs polonais même, que nous trouverons quoi que ce soit à redire le jour où Jaruzelski, fidèle au même principe d’absolue « souveraineté », finira par demander assistance aux troupes du pacte de Varsovie.

M. Cheysson sait-il ce qu’il dit quand, dans la même foulée, et à propos de l’Angola toujours, il affirme qu’il n’est « pas tolérable qu’un pays étranger ose poser la question » de ce qui arrivera à l’Unita ? Ignore-t-il tout, quand il s’exprime ainsi, de la tragédie que vit cette organisation de guérilleros en lutte contre le pouvoir central de Luanda et où se reconnaît aujourd’hui une bonne moitié de la population du pays ? Ne lui est-il pas venu à l’esprit qu’il ne pouvait, en pérorant de la sorte, que donner quitus au pouvoir totalitaire angolais de l’effroyable guerre qu’il a, depuis plusieurs années, déclarée à ses paysans ? Ou bien en était-il conscient au contraire et a-t-il consciemment choisi, donc, de nous faire lavoir que la France est un pays où, à l’avenir, on confondra systématiquement le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et celui des Etats à disposer de leurs peuples ?

Le comble de l’odieux fut atteint, de fait, quand notre ministre, emporté par le flot de son éloquence, finit par lancer que demander aux Angolais, avant de négocier avec eux, des nouvelles de leurs opposants n’aurait pas plus de sens que de « dire au président Mitterrand : écoutez, on veut bien travailler avec vous, mais on veut savoir ce que vous faites de Chirac ». Car il ne se contentait plus cette fois de nous donner une leçon de cynisme et de real-diplomatie. Il n’était plus seulement coupable de non-assistance à peuple ou à communauté en danger. Il ne suffit même plus de parler d’une démission de l’esprit de résistance face aux menaces barbares de notre temps. Et il ne peut même pas s’en tirer en disant qu’il ne faisait rien, comme d’habitude, qu’éventer le brûlant secret qui fonde, qu’on le veuille ou non, toutes les diplomaties sans exception du monde occidental. La vérité, en effet, c’est qu’il n’a pu comparer ceci et cela qu’à la condition d’oublier, d’abord, que Chirac n’est pas Sawimbi ; que les militants du R.P.R. n’en sont pas à prendre le maquis ; que le pouvoir socialiste, de son côté, ne bombarde pas le sud de la Loire ; que la France tout entière ne vit pas sous la botte, que l’on sache, d’un corps expéditionnaire étranger ; bref qu’il y a une différence énorme, essentielle, aveuglante entre une démocratie et un pays soumis au désastre totalitaire.

De la part d’un homme à qui revient l’honneur d’animer la politique étrangère de la France, c’est un oubli impardonnable. De la part de cet homme-ci, précisément, et étant donné son glorieux passé personnel de résistant, c’est une faute inexcusable. Dans le climat politique actuel, et au sommet de l’Etat cette fois, c’est une preuve, supplémentaire, de cette hystérie sémantique dont j’ai déjà, sur d’autres sujets, dénoncé le déferlement. Et c’est surtout, ajouté aux autres, un signe qui ne trompe pas et qui achève de donner au discours cheyssonien l’allure d’un doux délire dont les traits pertinents semblent bien être, dans l’ordre, l’irresponsabilité, l’irréalisme, l’incohérence, et maintenant le confusionnisme. Confondre fascisme et démocratie n’a- t-il pas toujours été la plus pernicieuse des tentations pour l’entendement politique progressiste ?

Tous ces propos, je le sais bien, ont été tenus sur une antenne ultrapériphérique. Sans doute faudrait-il, pour en estimer tout le sens, faire la part des interlocuteurs que l’orateur, ce jour-là, avait en face de lui. Et je veux bien admettre que, tel don Juan, il se soit laissé déborder par cette obscure soif de séduire qui m’a toujours paru à l’origine de nombre de ses écarts de pensée. Mais il est clair, en même temps, que je ne suis pas en train de faire le procès de la personne. Que je me moque comme d’une guigne des tours, des détours ou des ruses de sa psychologie. Que le peu que j’en pressens aurait plutôt tendance, d’ailleurs, à me paraître sympathique et respectable. Et que je n’aurais pas fait un tel sort à d’aussi minces déclarations si ne s’exprimait à travers elles une voix qui excède manifestement celle de son apparent porteur ; qui engage, qu’on le veuille ou non, la parole et l’esprit de la France ; qui pourtant, et curieusement, va presque constamment à rebours des grandes orientations tracées depuis un an par le président de la République ; et qui, enfin et surtout, n’a à peu près rien à voir avec les principes sur lesquels, à la veille du 10 mai 1981, les hommes de mon espèce croyaient innocemment voter.

De deux choses l’une. Ou bien ce que dit M. Cheysson n’a strictement aucune importance, et alors il faudrait le dire. Ou bien la langue qu’il parle est bien celle de la gauche au pouvoir et alors il est plus que temps de réviser les dictionnaires.


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