Vincent Jaury (Transfuge) : Lire Malraux a-t-il encore un sens ?
Bernard-Henri Lévy : Oui, bien sûr. D’abord le romancier est immense. Et il l’est par ce trait, déjà, qui n’a pas été si souvent souligné mais qui, à Transfuge, vous concerne de près : la jonction, première du genre et, à mon avis, réussie, avec le cinéma ; le fait, si vous préférez, et pour le dire brutalement, d’avoir écrit des livres qui semblent faits pour Eisenstein, qu’Eisenstein aurait pu tourner et qui sont écrits, montés, comme du Eisenstein ; c’est évidemment le cas de L’Espoir mais c’est aussi celui du Temps du mépris, ce livre si mal famé, y compris par lui, Malraux, mais que je trouve, moi, bouleversant. Et puis vous avez, par ailleurs, les écrits sur l’art qui sont, eux aussi, tout à fait extraordinaires. Je sais qu’il est de bon ton de dire : « Oui, d’accord, mais ça ne vaut pas Élie Faure. » Eh bien, justement. Contrairement à ce que nous serinent ceux qui ne les ont lus ni l’un ni l’autre, je pense que l’auteur considérable, original, génial, dans ce domaine, c’est Malraux au moins autant que Faure. Je prends les grandes hypothèses de Malraux sur l’art. Je prends son anti-hégélianisme par exemple. Son corps à corps avec le temps. Sa fascination pour l’art qui n’en est pas un et qu’il fait se mesurer, au sein du Musée imaginaire, avec celui qui porte le nom d’art. Je considère son refus de l’idée d’histoire de l’art et, plus encore, de philosophie de l’art ou d’esthétique. Sa théorie de l’intemporel et de l’antidestin. Son concept de transcendance partielle qui fait que les civilisations ne sont pas des blocs, fermés les uns aux autres, comme chez Spengler, mais qu’elles se parlent à travers les œuvres. Et je prétends que tout cela lui appartient en propre, à lui et à personne d’autre, ni Élie Faure ni Focillon.
VJ : Vous revenez dans votre livre Les Aventures de la liberté sur le Malraux en Espagne et le Malraux de la Résistance. Qu’est-ce qui vous a tant intéressé dans ces deux Malraux ?
BHL : L’engagement. Le courage. Le côté Hemingway réussi et qui va au bout de ses idées en les transmuant en actions d’éclat. Car enfin prenez l’Espagne. Je ne dirais sans doute pas la même chose à propos de la Résistance où il a fallu la mort de ses deux frères pour qu’il se mette en mouvement, puis celle de Josette Clotis (terriblement fascinée, elle, par Drieu et dont j’ai toujours soupçonné une influence peu heureuse sur l’ancien « coronel » rouge…) pour qu’il se radicalise. Mais prenez juste cette « guerre des écrivains » que fut, aussi, la guerre d’Espagne. Vous savez : si on parle, vraiment, du rôle des écrivains dans cette guerre, si on parle de ceux qui ont pris cette guerre au sérieux et qui l’ont faite, si on dresse la liste de ceux qui ne se sont pas contentés de faire des conférences aux États-Unis ou de signer des pétitions mais qui se sont battus, il n’y a pas quinze noms. Il y a Simone Weil, bien sûr. Il y a le jeune Anglais Hugh Slater. Il y a John Comford, mort à la veille de ses vingt et un ans à la bataille de Lopera et qui donnera son nom au 12e bataillon des Brigades. Julian Bell, tout jeune lui aussi, mari de Jessica Mitford et survivant de la bataille de Boadilla. Arthur Koestler, évidemment. Le Orwell d’Hommage à la Catalogne récemment porté à l’écran par Ken Loach et dont le livre ne me quittait pas, jadis, lors de mes nombreux voyages dans la Bosnie en guerre. Il y a les Américains Alvah Bessie (Men in Battle) et Joseph Seligman (mort au combat, dans la bataille du Jarama). Et vous avez, donc, André Malraux créant cette fameuse escadrille España sur laquelle les salauds, les insulteurs, les nains acharnés à rapetisser les géants, ont dit tant de bêtises : mais, manque de chance pour eux, j’ai recueilli, à l’époque où je tournais et écrivais Les Aventures de la liberté, les informations les plus fiables car cueillies à la meilleure source qui était celle de son compagnon d’armes (par ailleurs commissaire politique de l’escadrille) Paul Nothomb – et le bilan n’est, franchement, pas mal. Après, vous avez les correspondants de guerre comme Hemingway ou, encore, Ehrenbourg dont le cas mériterait une étude de détail, mais ce sera pour une autre fois. Vous avez Nancy Cunard, à cause de son Authors Take Sides et, surtout, de ses dépêches pour le Manchester Guardian. Mais, encore une fois, vous avez d’abord et avant tout Malraux. Son entrevue avec le président Azaña, dans les tout premiers jours de la guerre, est une des plus belles scènes que je connaisse dans le genre « engagement des intellectuels ». Puis, évidemment, L’Espoir dont on ne sait si c’est un livre vécu ou un morceau de vie écrite. Puis toutes les batailles réelles, avec conséquences et portée militaires, dont j’ai fait la liste dans Les Aventures et qu’il a effectivement menées. Vous connaissez le mot de Montherlant ? « Ce livre (il parle de L’Espoir) qui, parmi tous les livres parus depuis vingt ans, est celui qu’on voudrait le plus avoir vécu et avoir écrit »… Pardon : mais l’hommage, venant de là, vaut bien les sarcasmes de ceux qui n’y connaissent rien.
VJ : L’avez-vous croisé ?
BHL : Oui. Une fois. Dans le salon bleu de Verrières. Au moment de la guerre du Bangladesh et de l’appel qu’il lança, après la mort de Louise de Vilmorin, à la constitution d’une brigade internationale de volontaires. C’est un épisode peu connu de sa vie. Peu connu et, pourtant, magnifique. J’y reviens, en détail, dans un Dictionnaire Malraux dirigé par Michaël de Saint-Cheron et Janine Mossuz-Lavau, qui paraîtra l’année prochaine. Vous verrez. Là aussi, les petits malins se sont emparés de l’histoire pour ridiculiser, diffamer, jivaroïser, Malraux. C’est dommage. Car l’histoire est belle. Émouvante. Ratée, sans doute – à cause, en particulier, d’Indira Gandhi dont je raconte comment elle a manipulé l’ancien brigadiste en train de reprendre du service mais qui l’embarrassait plutôt qu’autre chose. L’épisode, cela dit, ne manque, je vous le répète, ni de sens ni de panache. Et j’ajoute que, pour moi, dans ma propre vie, cette rencontre fut fondatrice.
VJ : Il était un très grand critique littéraire, mais a eu parfois des jugements étonnants : il tient Bernanos pour le plus grand écrivain de son temps, et passe sous silence le génie de Proust. Comment peut-on expliquer cela ?
BHL : Par le phénomène ultraclassique de la méconnaissance en milieu littéraire. Je pourrais vous donner quinze mille autres exemples du même type. À commencer par des exemples autour, justement, du cas Proust. C’est l’histoire de Proust et Joyce se croisant et ne se voyant pas, en mai 1922, lors de je ne sais plus quelle soirée, juste en face d’ici, à l’hôtel Majestic – voyez, sur la question, la belle divagation de Patrick Roegiers, La Nuit du monde, qui transpose la scène au Ritz. C’est l’histoire du même Proust à qui son « cher cousin » par alliance, Henri Bergson, qui n’est quand même pas le dernier des crétins et dont on peut supposer qu’il l’avait lu, ne reconnaissait d’autre mérite que de lui avoir fait découvrir les boules Quies. Ou c’est Proust encore dont le correcteur de Du côté de Guermantes, l’homme chargé des coquilles, paperoles, ratures, épreuves massacrées et illisibles, n’était autre qu’André Breton : on ne peut pas dire, celui-là non plus, qu’il ne l’ait pas lu – or je ne sache pas que cela ait créé en lui le choc littéraire définitif qu’ont ressenti, même à l’époque, tant de lecteurs de La Recherche ! Et je ne vous parle même pas de l’histoire de Gide conseillant à Gaston Gallimard de refuser Du côté de chez Swann pour, ensuite, ne retenir de ses rencontres avec l’auteur que de vagues conversations sur « l’uranisme » de Baudelaire. Donc, d’accord. Admettons que Malraux ait, lui aussi, « manqué » Proust. Et puis après ? C’est comme ça. C’est presque la loi entre grands, qui s’entrelisent moins qu’on ne le croit. Et puis j’ajoute qu’il n’a, en effet, pas manqué Bernanos dont votre question laisse supposer qu’il était, lui, plus « manquable » et, en tout cas, moins considérable – ce dont je ne suis, personnellement, pas si convaincu que cela. Dieu sait si je déteste le Bernanos antisémite – celui qui, jusque dans son hommage, dans Le Chemin de la Croix-des-Âmes, aux combattants du ghetto de Varsovie, continue de se réclamer de Drumont. Et je serai le dernier à nier que personne, ou presque personne, ne peut se comparer à Proust. Mais en même temps… L’auteur de Mouchette… Celui de ce Journal d’un curé de campagne que Malraux préface en 1974 après que de Gaulle l’a placé, trente ans plus tôt, au-dessus de La Condition humaine elle-même… Le romancier dont Antonin Artaud, oui, Antonin Artaud, disait qu’il était son « frère en désolante lucidité », que la mort du « curé Chevance » [sic], dans L’Imposture, a été « l’une des émotions les plus tristes et les plus désespérées » de sa vie et qu’il a « rarement » vu « l’impasse d’une de tinée farcie de fiel et de larmes, coincée de douleurs inutiles et noires » illustrée « comme dans ces pages dont le pouvoir hallucinatoire n’est rien à côté de ce suintement de désespoir qu’elles dégagent »… Que voulez-vous que je vous dise ? Ce Bernanos-là, ce Bernanos prophétique et sombre, ce Bernanos qui est notre Dostoïevski, je ne pense franchement pas, moi non plus, qu’il faille le traiter par-dessous la jambe. Et que Malraux, comme d’ailleurs Mauriac et Aragon, ne l’ait pas fait, qu’il l’ait placé très haut, qu’il ait reconnu son génie apocalyptique, est à inscrire, à mon avis, à la table de ses mérites.
VJ : Vous avez quand même choisi in fine Sartre contre Malraux, non ?
BHL : Je ne dirai pas les choses comme cela. Ce que j’ai choisi, en Sartre, c’est l’ambition de l’Universel. Et, plus précisément, l’ambition de l’Universel en langue française. Il est, d’une certaine façon, le dernier. Il est le dernier, si vous préférez, à avoir fait le double pari d’un intellectuel prenant position pour l’entière humanité, s’en faisant l’otage et l’obligé, prenant le siècle et son destin sur ses épaules – et le faisant, c’est la deuxième chose, à partir d’une langue qui est, pour la dernière fois, la langue française. C’est ça qui rend son cas, pour moi, si essentiel. C’est de ça que je suis, en quelque sorte, nostalgique et orphelin. Et ce fut là le point de départ, en effet, de mon Siècle de Sartre – ce livre qui expliquait qu’il y a eu une ou deux décennies où, quand on disait France, ou noblesse de l’âme et du cœur, ou juste grandeur, il y a deux noms qui venaient à l’esprit et qui étaient, j’y insiste, deux noms français : celui de Charles de Gaulle et celui de Jean-Paul Sartre. Alors Malraux, de ce point de vue, c’est autre chose. Vous avez le défaitisme final. Vous avez l’aveu d’échec (car c’en est un) de l’immense écrivain devenant ministre du Général et se mettant dans sa roue – ce que Sartre n’aurait jamais fait. Mais, avant cela, quelle histoire ! Et, surtout, quel exemple ! L’exemple, je vous le répète, d’un écrivain jouant son destin sur les deux registres, constamment croisés, de l’œuvre et de la vie, du texte et du geste – comme je disais dans Comédie : le « gexte »… Vous n’en avez pas tant que ça au XXe siècle. Pas tant que ça qui puissent fonctionner, non comme des modèles, mais comme des étalons à l’aune de quoi il soit possible, pour un écrivain d’aujourd’hui, ou même pour un non-écrivain, d’évaluer sa propre vie, ses ambitions, ses rêves. Vous avez Gary, en France – mais l’écrivain, que j’aime infiniment, est quand même de moindre ampleur. Vous avez Hemingway, en Amérique – mais l’histoire, je vous le répète, est différente et vous ne pouvez pas comparer ses reportages de mars 1937, puis ceux de la bataille de l’Èbre en 1938, avec le rôle proprement militaire qu’a eu Malraux et sur lequel je faisais le point dans Les Aventures. De même pour le commentaire à Terre d’Espagne, le film de Joris Ivens, auquel il s’intéresse après que Dos Passos a déclaré forfait et que je ne comparerai jamais au tournage de Sierra de Teruel qui sera rebaptisé Espoir. Voilà.
VJ : Si Malraux vivait encore, que dirait-il de notre époque ?
BHL : C’est drôle que vous me demandiez ça. Car c’est une question que je me pose, en effet, de temps en temps. Face à la montée de l’islamisme radical, par exemple. Ou quand je fais un reportage particulièrement compliqué – en Colombie, il y a dix ans, où je dois être, sauf erreur, l’un des rarissimes témoins à être allé, successivement, du côté des FARC et du côté des paramilitaires fascistes, éventreurs de femmes enceintes et découpeurs de bébés en rondelles. Ou bien encore au moment de la guerre de Bosnie qui fut, vous le savez, une sorte d’autre guerre d’Espagne pour tout un tas d’hommes et de femmes de ma génération. Olivier Py, par exemple. Susan Sontag qui était encore, à l’époque, membre du comité éditorial de La Règle du jeu. Gilles Hertzog, mon compagnon de toute cette longue aventure. Ou encore Francis Bueb pour qui la réponse à la question « Qu’aurait dit, ou fait, Malraux » ne faisait aucune espèce de doute puisqu’il a créé, à la fin de la guerre, en plein Sarajevo bombardé et dévasté, un centre culturel qu’il a carrément appelé « Centre culturel André-Malraux ». Cette question, donc, nous n’avons cessé de nous la poser. Elle n’a cessé, moi-même, de me hanter quand je montais en première ligne, ou que je faisais des plans sur la comète avec le président Izetbegović qui fut mon Azaña, ou que je passais des nuits à discuter, dans les tranchées, avec de jeunes Bosniaques, soldats improvisés, armés de bric et de broc et qui n’avaient d’autre supériorité que celle de leur vaillance et de leur goût de la fraternité. Mais la réponse, je veux dire la réponse que je me faisais, si tant qu’il y ait eu une réponse et qu’elle fût claire, je me garderai bien de vous la donner ici. C’est si difficile de faire parler les morts – et ce mort-là en particulier…
VJ : Il y a un texte dans les Antimémoires qu’on cite rarement, et qui évoque la Shoah. Quelle valeur a ce texte à vos yeux ?
BHL : C’est l’un des plus beaux textes qui soient, et des plus poignants, sur la réalité concentrationnaire. Une phénoménologie du camp, si vous voulez. L’horreur du camp regardée en face, avec une précision clinique qui, pendant les quelques années qui ont suivi la publication du livre, ont rendu ces pages presque insupportables et, donc, illisibles. Cela dit, ce n’est pas un texte sur la Shoah. Malraux cite Ravensbrück. Il cite les révoltes juives dans les camps d’extermination comme prototypes des révoltes antinazies de ces années. Et, soit dit en passant, il fait aussi la distinction, dans ce texte et ailleurs, et ce n’est pas fréquent à l’époque, entre camps de concentration et d’extermination. Mais il est prisonnier du contexte idéologique du moment. Il est l’otage, comme eût dit Althusser, du partage visible/invisible tel que le prescrit la problématique de l’heure. Et le mot juif, le nom juif, l’être-juif, sont absents de cette séquence de son œuvre – une sorte d’impensé, ou de trou noir. J’y reviendrai.
VJ : Enfin, vous allez publier sur votre site La Règle du jeu le discours de Malraux à Jérusalem. Pouvez-vous nous en dire plus ?
BHL : Voilà. C’est là que j’y reviendrai. Qu’est-ce qu’un nom absent qui vous obsède ? Comment expliquer tous ces voyages en Israël, inlassablement programmés mais chaque fois annulés ? Y a-t-il un complexe d’Hannibal, chez Malraux, mais qui aurait trait, non à Rome mais à Jérusalem ? Et la place de la pensée juive dans les écrits sur l’art ? C’est une question énorme. Jamais traitée mais énorme. J’essaie quelques hypothèses. Attendez. Ça vient.
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