Se peut-il qu’en 2012, à Paris, un livre important d’un auteur très important passe sous les radars de l’Opinion ?

Si l’on en juge par le sort réservé par la presse au dernier texte de Jean-Claude Milner, Malaise dans la peinture, paru, en juin, aux éditions Ophrys, il semble bien que oui : pas un article ; pas une recension ; dans tous les grands journaux sans exception, un silence parfait, assourdissant, que je laisse à d’autres le soin d’expliquer mais que je souhaite, ici, briser.

Le « malaise » dont il est question est celui dont Milner pense qu’il fait s’opposer, depuis quelques décennies, la « peinture » et les « tableaux ».

Longtemps, explique-t-il, peinture et tableaux allèrent du même pas, harmoniques, synonymes, la peinture se réfractant en tableaux, les tableaux affirmant la peinture.

Que cette harmonie se formule dans les catégories d’Aristote (la peinture comme genre dont les tableaux étaient des espèces) ou dans la langue de Platon (l’Idée et son reflet, ou son ombre plus ou moins inadéquate), elle était établie, pour ne pas dire préétablie – et, jusque dans la parabole balzacienne du chef-d’œuvre inconnu, ne souffrait pas d’exception.

Sauf qu’arrive l’âge moderne et, à l’âge moderne, une disjonction inédite qui impose cette nouvelle et étrange figure : le peintre s’employant à peindre, non plus ce tableau-ci, ou ce tableau-là, mais le tableau absolu, ou le tableau des tableaux, ou encore le dernier tableau – le peintre qui, en d’autres termes, révère si fort sa peinture que, semblable à ces fanatiques prêts à tout sacrifier pour que vive et triomphe l’idole, il chasse de son empire l’idée même de « grand tableau », ou de tableau « digne d’être vu », voire de tableau tout court.

L’affaire, détaille l’ancien maoïste qui, fidèle au commandement d’un grand rabbi de Bratslav, semble s’être, une fois pour toutes, interdit de vieillir, se noue sur le théâtre de cette première Révolution française qui, de 1789 à 1793, offrit à ses acteurs l’inestimable don d’une Histoire qui, pour la première fois, se conjuguait au présent.

Elle s’indexe sur un nom propre, aujourd’hui bien mésestimé, celui du Conventionnel David qui, à travers deux œuvres ou, plus exactement, une œuvre (La Mort de Marat) et un projet d’œuvre (le croquis de Marie- Antoinette allant à l’échafaud), saisit le lien de feu qui noue cette question naissante de la politique à celle de la mise à mort.

Et tout se joue, en vérité, autour de l’instant prodigieux où David, sentant venir l’échec de ce pari qui fut celui de ses contemporains et qui comptait sur une ultime mise à mort (celle, soit de Marat par Charlotte Corday, soit de la citoyenne Capet par la Convention) pour instaurer un ordre où l’idée même de mise à mort deviendrait enfin impossible (les êtres parlants continuant d’être et de parler sans qu’il soit nécessaire de se tuer) et sentant s’effondrer, par ailleurs, son propre rêve, le rêve qu’il avait singulièrement nourri et qui posait, tel un point de doctrine, que le regard c’est, aujourd’hui, la politique – tout se joue autour de cet instant, donc, où David voit tomber le « clou d’or » où s’accrochaient ses deux œuvres ; se trancher, en conséquence, le nœud qui tenait ensemble ses tableaux et la peinture ; et s’instaurer, ainsi, la modernité.

La place me manque pour entrer dans le détail de la démonstration.

Je ne peux que recommander, par exemple, les pages étincelantes où l’on voit s’opposer, jusqu’à la tentative davidienne, le portrait qui nous regarde et le tableau d’Histoire qui, s’il demande à être regardé, ne nous regarde, lui, jamais.

Ou celles où l’auteur met en regard les yeux clos de Marat dans sa baignoire, les yeux insaisissables de la condamnée Capet, de profil, dans sa charrette, et le fait que, pour la première fois, la politique regarde les hommes.

Ou celles, encore, où l’on voit surgir le passage de La Pensée sauvage disant l’incompréhension lévistraussienne de l’art non figuratif ; ou les lignes de Foucault racontant Les Ménines sans se prononcer sur la peinture, ou le cas d’un Merleau-Ponty intarissable sur la peinture, mais sans réel souci, à l’inverse, de la pluralité des tableaux qui en sont comme le scintillement accessoire ; et où tout cela vient en renfort de la démonstration et lui donne cette rigueur énigmatique qui est la marque de la prose milnérienne.

Mais ce que je peux dire, en revanche, c’est que ce livre bref et ramassé apporte des lumières nouvelles, et ô combien précieuses, sur cette « question de l’art contemporain » qui n’en finit pas, depuis un siècle, de nourrir l’universel bavardage.

Qu’est-ce qu’un grand tableau ? Une Image ou une Idée ? Un objet ou un procès ? Si les peintres ont pour tâche d’interpréter, de transformer, ou d’expérimenter le monde ? Peignent-ils pour montrer ou pour dire ? Et faut-il, pour voir ce qu’ils peignent, user de l’œil ou de l’esprit ? Qu’est-ce, au demeurant, que voir ? Affaire de vision, vraiment ? De regard ? D’où vient ce sentiment que l’on a, face à certaines œuvres, que le regard s’en est absenté ? Et cette promesse que les tableaux ne tiennent plus, cette demande de regard qu’ils ne parviennent plus toujours à satisfaire, où migrent-elles ? Les films ? La photographie ? Les « énoncés » de l’un ? Les « performances » de l’autre ? Ou cet art évanescent qui, tel le livre brûlé du kabbaliste de Bratslav déjà cité, n’a pas besoin d’exister pour être ? Ces questions que l’époque pose à l’aveugle et, souvent, dans la confusion, c’est le mérite de l’ouvrage de Jean-Claude Milner de leur rendre leur épaisseur. Et, ne serait-ce que pour dire cela, je tenais à en donner cet aperçu.


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