Depuis le temps qu’on me demande où commence et où s’arrête la légitime critique d’Israël… Eh bien voilà. Travaux pratiques. Tsahal vient de procéder à cette évacuation de Gaza qu’attend depuis tant d’années le « camp de la Paix » à Tel-Aviv. A tort ou à raison (à mon avis à tort – mais, n’étant ni rabbin ni israélien, mon avis n’a, sur ce point, pas d’importance), elle reçoit l’ordre de ne pas détruire les synagogues laissées derrière eux par les colons. Les Palestiniens (ivres, dit-on, de leur liberté ; rendus fous, sic, par trente-sept ans d’enfermement dans cette prison qu’était Gaza) ne trouvent rien de plus urgent à faire, alors, que de se ruer sur ces lieux de culte et de les incendier. Et voilà un chroniqueur parisien (Monsieur Pierre Marcelle, du journal Libération) qui n’est ivre, lui, de rien du tout et n’a donc l’« excuse » ni de la misère ni de la liesse et qui ne trouve rien de plus opportun à faire que de parler de « coup » israélien, de « manœuvre » de Sharon, de « caméras » opportunément « embusquées » afin de « mettre en boîte » ces providentielles images de « barbares palestiniens » – on « s’étonne presque », écrit-il, visiblement enchanté par sa petite hypothèse, que ces pousse-au-crime de soldats juifs n’aient pas disposé avant de partir, pour « faciliter le boulot » des incendiaires, « un peu de bois mort, quelques barils de poudre et des allumettes ». On peut, je le répète, être aussi critique qu’on le veut de tel ou tel aspect de la politique israélienne. On peut, si l’on est libre penseur, ne pas comprendre le raisonnement d’un rabbin ne se résolvant pas à détruire sa maison de prière. Mais dire que, lorsque des Palestiniens le font, lorsqu’ils vandalisent des lieux de culte et les réduisent en cendres, ce sont eux, toujours eux, je veux dire toujours les Israéliens, qui tiennent l’allumette ou tirent les ficelles, voilà qui passe, je crois, les limites du débat politique.

Les historiens, quand ils voudront comprendre comment fonctionnait vraiment, à la fin du XXe siècle puis au début du siècle suivant, ce que Guy Debord appelait le Spectaculaire intégré, auront, avec les Confessions d’un Baby Boomer de Thierry Ardisson (Flammarion), un document de choix. Tout y est. Toute la grosse machine à produire l’imaginaire et l’esprit du temps. Ses premiers et ses seconds rôles. Ses soutiers. Ses figurants. Ses tycoons. Ses vedettes. Ses victimes expiatoires broyées par la machine. Ses stars d’un jour. Ses has been. Ses Big et ses Little brothers. Ses flics au sourire. Ses vampires du Bien. Son goût de la provocation et sa nostalgie du moralisme. Ses révoltes formatées. Ses théodicées cathodiques. Son oscillation permanente – une définition du nihilisme – entre une political correctness confinant au conformisme et un goût de l’écart propice aux dérapages plus fâcheux. Et, au centre du récit, traversant le demi-siècle comme Lazarillo de Tormes le premier roman picaresque, ce monarchiste funk, ce libre esprit aux allures de clergy-man, ce fêtard qui ne croit qu’aux valeurs de la famille, ce fâcheux libertin qui se veut fervent catholique, ce Français transfusé British, ce Bel ami cynique que l’on a vu au bord des larmes un soir où il recevait une jeune malienne rescapée de l’incendie de l’immeuble du boulevard Vincent-Auriol, ce farceur mélancolique qui dit s’être octroyé le droit de rire de tout et qui, quand il se trouve en face de Dieudonné, trouve pourtant les mots justes qui disqualifient l’histrion – bref Ardisson lui-même qui, las d’être obscur en pleine lumière, a décidé d’abattre son jeu et, en abattant son jeu, de donner à voir le Système dont il est le produit paradoxalement exemplaire et atypique.

Peut-être y reviendrai-je. Mais j’aime décidément bien l’idée du très grand succès de La possibilité d’une île de Michel Houellebecq (Fayard). Parce que le livre est bon ? Oui, bien sûr, parce que le livre est bon et qu’il est toujours bon de voir un bon livre qui etc… Mais aussi parce que, plus les semaines passent, plus se multiplient les commentaires devenus, avec le temps, de plus en plus embarrassés – et plus me réjouit le spectacle de ce milieu littéraire affolé par le Golem qu’il a lâché dans la nature. Que le livre marche, c’était en effet prévu. Qu’il marche énormément, ce devait être l’événement d’une saison qui a toujours, par définition, besoin d’un événement. Mais qu’il écrase, à ce point, une rentrée littéraire dont nombre d’opus se trouvent renvoyés, de ce fait, à leur insignifiance et leur néant, cela en revanche n’était pas prévu. Et ce qui était moins prévu encore, et qui déroute comiquement tout ce petit monde, c’est que, quoique marchant, il reste un très bon livre; c’est que l’événement, voire l’interminable discussion sur l’événement comme événement, ne dissuadent pas les lecteurs de le lire comme un roman ; c’est qu’il ne soit pas si facile, autrement dit, de faire la fine bouche et de pérorer, comme on aurait tant aimé pouvoir le faire, que c’est la moins aboutie des œuvres de l’auteur, qu’on regrette le bon vieux temps de ses premières œuvres moins fameuses, etc, etc ; bref, ce qui n’était pas au programme c’est le démenti ainsi porté au théorème voulant qu’un grand texte ne soit jamais un best-seller ni, symétriquement, un best-seller un grand texte. J’aime l’idée, oui, de la MCF (la Maison de la Culture Française) prise au piège de ses mauvais comptes et petits calculs. Je préfère le nihilisme de Houellebecq au ressentiment de ceux qui regrettent déjà son triomphe.


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