Que reste-t-il de la vie d’un écrivain ? Que garder ? Qu’est-ce qui, à la fin des fins ou même quand, à mi-vie, on commence d’entrevoir la fin, mérite d’être archivé ? L’un dira : les textes, seulement les textes. L’autre : les textes, oui, mais aussi les paratextes qui leur sont une lumière oblique et décisive, les journaux intimes ou non, les « journaux particuliers » au sens de Léautaud, les correspondances, les brouillons, les pigments dont on a fait ses couleurs, quelques-uns de ses secrets de fabrication. Le troisième – plus matérialiste : tout cela, oui ; mais le reste ? les notes de blanchisserie de Hemingway ? les comptes de Baudelaire et du notaire Ancelle ? les bretelles de Stendhal où il consignait certaines de ses pensées? les photos de Barthes ? les écrits d’enfance de Debord ? tous ces à-côtés de la lettre, ces textes écrits de la main gauche ou pas écrits du tout, ces échappées des livres ou ces points où ils achoppent et dont on estime – mais Schwob plus que Plutarque – que les butées, les zigzags, les inflexions minuscules, l’étoilement inimitable et contingent ne font, finalement, pas moins l’œuvre que les textes en majesté ? Marie Billetdoux appartient, sans doute possible, à cette dernière catégorie.

Mais elle y appartient en en radicalisant les procédures, les partis pris, les audaces ainsi que, plus important encore, l’extension du domaine de la lutte pour la littérature telle qu’elle la conçoit. De là ce livre monstre. De là ce livre dont l’éditeur, Jean-Marc Roberts, n’a pas tort de dire qu’il est unique en son espèce. De là ce livre qui ne ressemble ni, justement, au journal de Léautaud, ni à celui d’Amiel ou des Goncourt. Et cela parce que l’on y trouve donc tout, vraiment tout, de la classique lettre au père à la correspondance avec le plombier, du brouillon d’un grand roman à une assignation en justice ou à une échographie prénatale – mais attention ! un tout dont la singularité est que son agencement semble à la fois ne rien tenir que du hasard (un compte rendu opératoire au Val-de-Grâce suivi, sans transition, par une conversation avec François Nourissier ou Dominique Bona) et avoir été, pourtant, fermement et presque cinématographiquement monté (le sentiment, malgré tout, d’une trame, d’un souffle, d’une vie comme une longue phrase qu’on ne pourrait, une fois qu’on y est entré, lâcher). Mallarmé à l’envers, en quelque sorte. Le Mallarmé du Livre à quoi l’univers entier devait aboutir et se résumer – mais un Mallarmé qui aurait ajouté à Igitur et au Tombeau d’Anatole la production de Zizi et de Miss Satin, les archives de l’Almanach des Muses et même le jardin de roses de Vulaines-sur-Seine ou les factures d’électricité de la rue de Rome. Le rêve du livre total – mais sans la religion qui va avec, sans tout ce côté lettre sacrée, Dieu caché, martyre de l’écrivain et sacerdoce du lecteur.

Le Moi au poste de commande, alors ? Le Moi dans tous ses états et stade suprême de cette egologie qui est une tendance lourde de l’époque ? Oui et non. Car le mystère de ce livre, le miracle de ce chas d’aiguille qu’est le regard de plus en plus aigu, il faudrait dire étroit, de la romancière, c’est qu’y passe, en même temps que le murmure d’une existence parfois infime, le bruit et le fracas du monde. Un motel à Savannah Beach. Un banquet à Sienne. L’écho d’une vie politique venu à travers celui, Paul Guilbert, qui fut, en même temps que l’homme de sa vie et, à ce titre, le vrai héros du livre, l’un des plus grands journalistes – il faudrait, dans son cas, dire mémorialistes – de la seconde moitié du XXe siècle. La vie littéraire, bien sûr. L’inusable intrigue des rapports entre un auteur et son éditeur. Les éminences du Paris des lettres. Ses éphémères. Ses grandes voix et ses petits trafics. Et puis la haute silhouette, donc, de Paul, mon ami Paul, dont la mort, en 2002, fut le point de départ de ce livre en même temps que de la décision, chez celle que ses lecteurs connaissaient sous le nom de Raphaëlle Billetdoux, de signer désormais Marie. Car cela, aussi, est singulier. On en connaît, des écrivains qui ont changé de nom. Mais de prénom ? Sans doute l’auteur ne pouvait-elle rien à son nom tant il faisait corps avec ce qui constitue tout de même, notes de blanchisserie ou pas, l’essentiel de son ouvrage (une somme de billets doux). Mais de prénom, pourquoi ? Peut-il en aller, pour un écrivain, d’un prénom comme d’un nom ? Et aurait-on affaire là à une variante inédite de la grande aventure hétéronymique ? Il y a, quand on interroge l’intéressée, une première explication : je n’en pouvais plus de Raphaëlle à côté de qui l’on voyait toujours le fantôme de Paul ; j’ai rompu avec mon prénom comme on se libère d’un charme. Il y en a une autre, qu’elle ne donne pas mais qui ressort de la lecture du livre : Raphaëlle était à la fois mon nom public et le nom secret que je portais dans mon inlassable interlocution avec l’aimé ; l’aimé disparaissant, il était juste que cette part de moi s’en aille avec lui. Mais il y en a une troisième, plus cohérente encore avec le projet du livre : que furent, en fin de compte, ces quarante années de vie sinon une façon d’aller de Billetdoux à Billetdoux en traversant les miroirs de la vie ? que fait-on d’autre, en douze livres, que se laisser fléchir par son siècle tout en restant autrement la même ou en devenant, ce qui revient au même, identiquement une autre ? Une Marie-Raphaëlle Billetdoux qui, partie de soi pour revenir à soi, nous dirait aujourd’hui son odyssée. Une enchanteresse qui, tour à tour Pénélope, Calypso, Hermès, Télémaque ou Ulysse, inventerait un nouveau genre qui n’aurait plus grand-chose à voir avec le mirage egologique et que j’ose, si elle me le permet, baptiser egodyssée.


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