Alexandre Devecchio et Etienne Campion (La Figaro) : Bernard-Henri Lévy, vous entamez une tournée en Europe contre la montée en puissance des populismes. Vous reconnaissez-vous dans le clivage opposant « progressistes » et « populistes » défini par Emmanuel Macron ? Sera-t-il le principal enjeu des élections européennes ?
Bernard-Henri Lévy : Pas tout à fait, car je ne suis pas non plus « progressiste ». J’ai instruit depuis maintenant quarante ans, en fait depuis La Barbarie à visage humain, le procès du progressisme. Donc, je ne suis pas nationaliste. Mais je ne suis pas non plus « progressiste ». Je suis républicain. Démocrate. Je veux contribuer à sauver l’Europe, qui est en train de partir en fumée sous nos yeux. « Progressiste », littéralement parlant, cela signifie qu’on croit qu’il y a une main invisible qui mène l’histoire vers le mieux. Je ne crois pas cela.
Le Figaro : En quoi les populistes menacent la survie de l’Union européenne ?
BHL : Ils la menacent de trois manières. Premièrement ils la menacent comme entité politique puisqu’ils veulent sa démolition et le retour des nations. Deuxièmement, en faisant alliance avec son ennemi déclaré, Vladimir Poutine. Troisièmement parce que par leur style, ils sont un démenti vivant des valeurs de l’Europe selon l’esprit – l’Europe d’Érasme, de Diderot ou de Goethe.
Le Figaro : Mathieu Bock-Côté, vous reconnaissez-vous dans la rhétorique d’Emmanuel Macron, et partagez-vous l’analyse de Bernard Henri-Lévy ?
Mathieu Bock-Côté : Pas du tout. Je m’oppose à cette représentation du débat public qui prétend mettre en scène la lutte entre le bien et le mal, le fréquentable et l’infréquentable, la société ouverte et la société fermée, l’avenir radieux et le « repli » – lui-même menant vers les « heures les plus sombres de notre histoire » … Bref, je refuse d’accorder à un camp ou à un autre le monopole du bien, du juste ou du vrai. De même, si nous avons vraiment face à nous des « lépreux », comme on l’a entendu, envoyons-les se faire soigner et ne les laissons pas contaminer la cité.
BHL : Qui a parlé de « lépreux » à part vous ?
MBC : C’est une blague ? Emmanuel Macron, à ce que j’en sais, a parlé de « lèpre populiste ».
BHL : Il n’a pas parlé de lépreux. La « lèpre populiste », cela signifie qu’il y a quelque chose qui corrode la culture démocratique…
MBC : La lèpre fait des lépreux. Ne faisons pas semblant que ce qui a été dit n’a pas été dit. Ne soyons pas exagérément surpris non plus. Avant la lèpre populiste, il y avait la peste brune, qu’il était encore à la mode de dénoncer il y a quelques années. Dans ce débat bien mal construit, on veut nous faire croire qu’il y aurait d’un côté la démocratie libérale censée s’accomplir avec la société diversitaire et le remplacement du pouvoir des élus par le gouvernement des juges et de l’autre une régression vers la démocratie illibérale, caractérisée par une définition exagérément étroite de la nation et une hypertrophie du pouvoir politique. Le problème, c’est qu’on rabat vers la démocratie illibérale des concepts fondamentaux de la démocratie moderne, comme la souveraineté populaire ou la souveraineté nationale. Dans cette logique, plusieurs figures héroïques ou admirables de l’histoire de la démocratie libérale au XXe siècle, comme Winston Churchill, le général de Gaulle ou Raymond Aron, seraient repoussées aujourd’hui dans le camp des illibéraux infréquentables. Ce qui est serait évidemment absurde.
BHL : Personne ne parle de camp du bien et de camp du mal, en tout cas pas moi. Et une plus longue vie que la vôtre m’a appris à me méfier de ce genre de catégorisation. J’ai passé mon temps à me battre contre le totalitarisme. C’est-à-dire contre une pensée qui voit d’un côté les vertueux et de l’autre les non vertueux. Non. La vérité, c’est qu’il y a des sociétés un peu plus respirables que d’autres, voilà tout. Dans une démocratie libérale, on respire mieux que dans une démocratie illibérale. Les démocraties libérales sont plus amicales à la culture, à la vie de l’esprit, à cet héritage irremplaçable de l’Europe. Quant à la question du « peuple », il faut le dire clairement. La souveraineté populaire est, bien sûr, le principe de la démocratie. Mais aucune souveraineté n’est absolue en démocratie. Aucun pouvoir n’est absolu, ou alors c’est un pouvoir tyrannique. Un démocrate libéral est quelqu’un qui pense que le peuple est souverain mais que, comme tout souverain, ses pouvoirs doivent être limités. Cette idée nouvelle que le peuple peut aller au bout de sa puissance, cela n’est pas la démocratie. C’est peut-être la culture gilet jaune. Mais ce n’est pas la démocratie.
MBC : Évidemment que la souveraineté populaire doit être encadrée, personne ne le conteste. Mais nous sommes passés de l’encadrement à l’étouffement avec le gouvernement des juges qui pousse à un rétrécissement continuel du domaine de la souveraineté populaire puisqu’on soupçonne le peuple d’être dominé par des préjugés qui l’empêcheraient de trancher sur les grandes questions collectives de manière éclairée. J’ajoute que les tribunaux, au fil des ans, sont devenus de plus en plus interventionnistes, de plus en plus militants. Ils prennent l’initiative de grandes réformes sociétales et prétendent se substituer aux parlements, jugés trop conservateurs. Le peuple doit s’adapter aux progrès qu’on lui impose. On ne lui permettra pas de se prononcer : on serait alors coupable de basculer dans la tyrannie de la majorité. Devant cela, je m’oppose simplement à ce qu’on fasse désormais de la défense de la souveraineté populaire un marqueur distinctif de la démocratie illibérale.
Le Figaro : Bernard-Henri Lévy, vous avez expliqué que « le peuple ne doit pas être le seul souverain », qui sont donc les autres souverains ? Le souverainisme est-il forcément un populisme ?
BHL : Le peuple est le seul souverain, mais sa souveraineté doit connaître des limites. Ces limites, ce sont la Constitution, le respect des minorités, l’esprit des lois… Qu’il soit souverain ne veut pas dire qu’il ait tous les pouvoirs…
Le Figaro : Les dirigeants en Hongrie ou en Italie sont-ils vraiment en situation d’avoir tous les pouvoirs ?
BHL : Ils n’ont pas tous les pouvoirs, mais ils sont en situation de suspendre ou de limiter les usages démocratiques et libéraux, comme la justice ou la presse. Et cela se fait au nom de la souveraineté populaire, puisque ce pouvoir qu’ils ont de suspendre des journaux ou d’intimider des juges, ils prétendent le tenir de la souveraine illimitée dont le peuple serait détenteur. Je ne vous dis pas qu’Orban est Poutine. Mais, quand on sait qu’il est son allié, on peut faire une dissociation entre le monde des démocraties dans lequel je voudrais vivre, et le monde de Poutine dans lequel je n‘aimerais pas vivre. Quant au souverainisme, je pense, en effet, qu’il conduit nécessairement à une France étriquée dont on réduit les ambitions et la place dans l’histoire. Et, d’ailleurs, les plus souverainistes sont souvent ceux qui sont les plus déterminés à brader leur souveraineté à des étrangers, voire des ennemis du pays. Voyez Marine Le Pen. Ou Jean-Luc Mélenchon. Moi je voudrais qu’on fasse l’histoire pour le meilleur. Je voudrais que la France retrouve son rôle et son rang. Mais le souverainisme est une politique de village. C’est une politique Minuscule. C’est une politique qui passe à côté des enjeux où se joue le destin des peuples.
MBC : Le lien que certains font entre souverainisme et populisme n’a rien d’automatique. Pour peu qu’on définisse sérieusement les mots, le souverainisme dit simplement que l’État-nation est la forme politique spécifique de la démocratie en Europe, qui a permis de protéger la souveraineté nationale, qui a permis au peuple de se projeter et d’agir en son propre nom dans l’histoire. Sans le moindre doute, certains enjeux exigent aujourd’hui une coopération plus étroite entre les États. Mais le siège de la souveraineté ne saurait pour autant être déplacé. S’opposer à la construction européenne telle qu’elle se mène au nom des nations ne devrait pas valoir expulsion du camp de la démocratie libérale. De même, je ne m’oppose pas à une forme de mise en forme politique de la civilisation européenne, pour peu qu’elle place la nation en son centre. Je ne suis pas certain du tout que l’UE telle qu’on la connaît aujourd’hui répondre à cette aspiration. Plus encore, on a souvent l’impression que la construction européenne correspond paradoxalement à une déconstruction de la civilisation européenne avec son génie propre. Chose certaine, ce n’est certainement pas par la constitution d’un empire bureaucratique qui se substitue aux nations et qui les traite en provinces conquises que cela se fera.
Le Figaro : Bernard-Henri Lévy, vous préférez-vous l’Empire à la nation ?
BHL : Je n’ai pas d’a priori. Et la notion d’empire n’est pas, pour moi, une question honteuse. L’empire a sa face d’ombre. Mais il a sa face lumineuse. L’empire austro-hongrois par exemple. Il a apporté beaucoup à la civilisation européenne… La vraie question est de savoir si le cadre national est le seul cadre ou doit se passer la délibération démocratique. Ou, mieux : quelle est, à une époque donnée, la bonne agora ? Là-dessus, je trouve Mathieu Bock-Côté trop dogmatique. La « bonne agora » peut changer. Tantôt, c’est la nation. Tantôt c’est l’empire européen. A la limite, j’ai envie de vous dire que cela dépend des sujets ! Sur certains sujets, comme le terrorisme, ou le contrôle des flux financiers, ou le climat, la bonne agora, ce n’est pas l’agora de Chevènement ou de Dupont-Aignan, c’est l’agora de l’Union européenne. Sur d’autres sujets, bien sûr que c’est la nation, ou la région, ou la commune. Le problème des souverainistes c’est que, oui, ils sont dogmatiques et fossilisés. Au XIXe siècle, ils seraient convaincus que l’agora, c’est la place du village.
MBC : Allons-y d’un fait essentiel : les nations demeurent plus résistantes qu’ont voulu le croire certains historiens qui les présentaient comme des constructions sociales artificielles, sans grande densité existentielle, qu’on pouvait dissoudre en prétendant les transcender. Qui prétend construire le monde contre les nations les verra resurgir, à la manière d’un retour du refoulé. On trouve là une des sources importantes de ce qu’on appelle aujourd’hui le populisme. Et la condition de la délibération démocratique, c’est le partage d’une langue, d’une culture et d’un imaginaire partagé. Tout cela s’emboîte et constitue une identité nationale.
Il y a moyen de se représenter cela dans l’histoire philosophique de la démocratie, qui dans la modernité, s’identifie à la figure du contrat social. La figure centrale de la modernité est celle du contractualisme. Mais qui sont les contractants ? Nous rencontrons ici la question l’identité des contractants ou si préfère, de l’identité du démos. Rousseau, dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne, explique qu’il faut adapter toute Constitution à la psychologie ou aux mœurs d’un peuple. Autrement dit, toute constitution est particulière, et même si elle proclame des idéaux universalistes, elle le fait à partir d’une communauté historique particulière. Politiquement parlant, cela veut dire que la question identitaire est non seulement légitime, mais essentielle. La nation est la médiation historico-politique particulière qui permet d’accéder à l’universel, mais sans elle, ce dernier n’est plus que désincarnation. La grande erreur fut de croire que les nations étaient un stade antérieur de l’histoire et qu’il était possible de passer à la prochaine étape, comme si elles étaient désuètes.
BHL : Je n’aime pas le nationalisme. Je n’aime pas les réflexes dont il se nourrit et qu’il engendre. Je ne vois pas pourquoi les classes populaires seraient rebelles à l’idéal européen, je trouve cela complètement absurde. Je vois bien les classes populaires, emmenées par un De Gaulle, ou un Churchill, considérant l’Europe comme un objet de désir. Et je ne vois vraiment pas pourquoi le peuple devrait avoir des convictions, et des réactions, ontologiquement anti-européennes. Dans mon texte théâtral, je donne plusieurs exemples de mesures qui amélioreraient réellement la vie des plus démunis. Or aucune de ces mesures ne peut être prise tant que nous restons dans le cadre national. Le revenu universel par exemple. Ou l’aide aux chômeurs de très longue durée. Ou même l’ISF. Tout ça ne peut marcher que dans un cadre européen. C’est en subsidiarisant les décisions qu’on peut arriver à un système intelligent.
MBC : Vous êtes dans la logique de l’empire, or l’empire ne connaît pas ses propres frontières et a une dimension universelle. Il ne sait pas circonscrire l’espace sur lequel il entend exercer sa souveraineté. Quelles sont les limites de l’empire ? Derrière cela se cache la question du cadre des décisions, et la nation, pour notre temps, me semble le seul légitime.
BHL : Légitime mais inefficace, comment voulez-vous que la nation décide sur les grands sujets de la finance folle, ou de la taxation des GAFA, ou des grandes migrations ? Comment voulez-vous que le cadre national soit efficace pour des questions de cette ampleur ?
MBC : J’y reviens encore une fois : des coopérations intergouvernementales sont possibles. Mais constituer un ordre qui aurait une légitimité supérieure et qui infériorise les nations pour les transformer en provinces seulement vouées à la gestion des affaires locales me semble contradictoire avec les aspirations profondes des peuples.
BHL : Jusqu’au jour où on leur expliquera que la seule manière de fiscaliser les grands groupes internationaux est de sortir du cadre national, que la seule manière de gérer les flux migratoires est de sortir du cadre national. Ou alors très bien. Mais on décide qu’il n’y a plus de politique, que la politique n’a plus de sens.
MBC : Permettez-moi une question : est-ce que les élites démocratiques et républicaines dont vous parlez peuvent penser différemment de vous ? Est-ce qu’elles peuvent être attachées au cadre national, ou pour être démocratiques et européennes, doivent-elles être automatiquement européistes, comme vous le laissez entendre ?
BHL : Elles peuvent absolument…
MBC : Parce que si j’étais européen, nous serions en désaccord complet et je ne me sens pas moins démocrate pour autant…
BHL : Je n’ai rien contre « les élites ». Cela peut être très beau « les élites ». Et, dès lors qu’on parle d’élites républicaines, liées au mérite, je n’ai aucun problème, personnellement, à appartenir aux élites.
MBC : Vous esquivez la question : est-ce qu’on peut être européen, démocrate et souverainiste, ou le fait d’être souverainiste nous fait-il quitter le périmètre de l’acceptabilité démocratique ?
BHL : Non, je ne dis pas cela. Il se trouve que chez ceux qui s’autoproclament souverainistes aujourd’hui en France, il y a en général deux choses qui vont avec, il y a une conception du peuple qui me paraît totalitaire…
MBC : Totalitaire ? Vous êtes en train d’intégrer dans notre échange une référence très particulière …
BHL : Totalitaire, oui ! N’importe quel pouvoir qui dit que le peuple est sa source et que cette source lui donne une légitimité définitive, totale, sans réplique, tend vers le totalitarisme. Un pouvoir tend vers le totalitarisme dès lors qu’il ne se reconnaît plus ni extériorité ni transcendance, ni limite.
MBC : La meilleure manière de poursuivre paisiblement ce débat est de laisser de côté l’hypothèse totalitaire. Si vous nous dites que c’est un combat entre démocrates libéraux et souverainistes potentiellement totalitaires, ce n’est plus un débat, on bascule dans un conflit moral et non plus politique. Ce n’est plus un échange entre positions contradictoires, c’est une lutte à finir. La base du débat démocratique est pourtant de reconnaître une légitimité à votre adversaire, sinon ce n’est plus un débat, et encore moins un débat démocratique.
BHL : Je prends le souverainisme français. Je le prends tel qu’il se présente et s’incarne dans les figures bien connues qui le portent. Et je crois que chez ces gens, la question n’est, en effet, plus celle de la bonne agora ou du lieu le plus légitime pour le débat. Je parle là de Mélenchon, de Dupont-Aignan ou de Le Pen. Ils disent autre chose que l’affirmation de la nation comme lieu légitime de délibération ou de décision. Ils disent autre chose sur la manière dont on réagit à une perquisition, sur la manière dont on doit considérer le rapport entre la justice et le pouvoir ou même sur l’altérité. Maintenant, s’il faut considérer un souverainisme sincère, un souverainisme de probité qui expliquerait que l’humanité occidentale est ainsi faite qu’elle ne peut délibérer que dans le cadre national, je veux bien l’admettre. Mais je tenterais de convaincre celui-là qu’il faut se trompe et que le cadre de la nation, bien souvent, ne marche plus…
Le Figaro : Yascha Mounk parle d’illibéralisme démocratique et de libéralisme antidémocratique. Bernard-Henri Lévy, n’êtes-vous pas plus libéral que démocrate ? Ce combat pour la liberté individuelle n’est-il pas finalement d’arrière-garde dans nos démocraties ou l’extension des droits individuels et des minorités paraît illimitée ?
BHL : Je suis plus attaché à la liberté des sujets qu’à la liberté des peuples, c’est vrai. Et que la recherche de cette liberté individuelle soit infinie, tant mieux. Après, il y a des situations limites, bien sûr. Ce qu’on voit apparaître dans les universités aux États-Unis, avec la mise en place de « safe-spaces », c’est-à-dire de communautés où on ne sera pas embêté par une pensée dissonante, est une de ces situations absurdes. On est, là, dans la dictature des minorités. Le droit devient terreur. La démocratie devient folle.
MBC : Ne vous méprenez pas, je suis très attaché au libéralisme et à la démocratie libérale, qui est le régime politique à mon sens le plus achevé, qui tient dans un équilibre entre respect de la souveraineté populaire, et respect de la souveraineté individuelle. Mais ce que je redoute, c’est un progressisme devenu fou, comme on le voit sur les campus américains où la liberté individuelle est elle-même compromise. Mais il y a aussi une vraie dérive du libéralisme, celle de l’individu qui veut s’auto-instituer sans cadres ni limites, une radicalisation de la modernité qui se retourne contre elle-même. Ce libéralisme qui proclame la souveraineté absolue d’un individu n’entretenant plus qu’un rapport instrumental et procédural à la chose publique peut tuer la démocratie qu’il prétendait civiliser. Quand l’individu en vient à croire que la moindre norme commune substantielle est inimaginable, c’est la communauté politique qui risque de s’affaisser.
Le Figaro : Bernard-Henri Lévy, quel bilan faites-vous de la lutte contre le Front national. Votre stratégie de la diabolisation n’a-t-elle pas été contre-productive ?
BHL : Non, je ne pense pas. Le Front national était contenu quand il y avait un très grand nombre de gens pour lui donner son nom, et dire quelle tentation il charriait. Tant que cette stratégie a été mise en œuvre, le FN ne dépassait pas 15%. Depuis qu’on a laissé tomber cette stratégie, le Front national est monté. Ce n’est pas la diabolisation qui a fait monter le FN, c’est l’arrêt de la diabolisation, car les Français sont des gens raisonnables, qui lisent leurs journaux, qui écoutent, qui réfléchissent, etc… Et, par exemple, la droite française a longtemps compris qu’elle serait perdante si elle donnait des gages au FN. La grandeur de la droite française a justement été de résister aux extrêmes. Dans les années 80 ou 90, la droite de Chirac s’y tenait.
Le Figaro : Mais Marine le Pen est-elle semblable à Jean-Marie Le Pen ?
BHL : Dans une large mesure, oui ! Je l’écoute, je regarde son style, sa tonalité, ses thèmes. Elle n’est pas si différente de son père. Et sa victoire serait mortelle pour la droite républicaine. Est-elle d’ailleurs de droite ? J’en suis de moins en moins sûr. Ses positions récentes font une synthèse entre l’extrême droite et l’extrême gauche. C’est justement l’histoire du fascisme.
MBC : Vu de loin, je ne pense pas qu’on ait cessé de diaboliser le Rassemblement national. Dans la dernière présidentielle, on a utilisé la mémoire de la Seconde guerre mondiale pour le diaboliser, ce qui me semble être le stade ultime de la diabolisation.
BHL : Le vrai marqueur de cette non diabolisation est plutôt de dire que c’est bonnet blanc et blanc bonnet. François Bégaudeau ou Emmanuel Todd disent par exemple qu’on a peut-être eu tort de choisir entre le FN et Macron. Il y a ce climat pour dire qu’au fond c’est la même chose…
MBC : Reste un cordon sanitaire dans l’espace public, et le refus de choisir vient désormais de la gauche de la gauche. Cela dit, l’espace occupé par le RN, qui est essentiellement celui de l’identité nationale et de la critique de l’immigration massive, demeure sous haute surveillance médiatique. Ce qu’on appelle malhonnêtement les « thèmes de l’extrême-droite » ont d’abord été des thèmes de la droite gaulliste, qu’elle a abandonné sous la pression du politiquement correct, et que le FN a su récupérer à son avantage. Ce dernier n’est pas parvenu à croître à partir de son propre logiciel, mais en occupant un espace abandonné et en s’appropriant des préoccupations identitaires très présentes dans l’électorat populaire. Cela dit, quand la droite cherche à récupérer ce terrain, lorsqu’elle parle le langage de l’histoire et de l’enracinement, on l’accuse de se lepéniser, comme si ce terrain était définitivement contaminé.
BHL : La grandeur du gaullisme est de ne pas s’être réduit à l’enracinement. Le gaullisme est le contraire de l’enracinement. Le geste inaugural du 18 juin 1940 est celui du déracinement, il consiste à dire que la France est une idée et qu’on peut incarner cette idée aussi bien à Londres que dans un village français. Le point de désaccord avec Pétain, c’est celui-ci. L’argument des pétainistes était de dire qu’on ne pouvait défendre la France si l’on n’était pas dans un village français. Alors que le gaullisme dit qu’on peut défendre la France à Sao Paulo, à Londres et à New-York car la France est une idée.
MBC : Ne nous engageons pas dans un débat sur la nature du gaullisme, que nous ne comprenons manifestement pas de la même façon. Personnellement, quand j’entends « enracinement », j’entends Simone Weil, pas le maréchal Pétain. On peut défendre la France, son identité et son histoire sans basculer en dehors de la démocratie. J’ajoute qu’on peut défendre ainsi chaque nation, chaque patrie.
BHL : Oui mais la France, c’est le contraire de l’idéologie de l’enracinement. Et c’est cet universalisme français, c’est cette « certaine idée » de la France qui rend possible un Bock-Coté. Le geste inaugural de la France c’est, le plus tôt possible, de faire le geste de se déraciner. Être français, c’est considérer une racine comme un point de départ et non pas comme un point de fixation. Le point de départ d’un voyage, d’une parole, d’une migration, d’un exil – ou d’une odyssée.
Le Figaro : Concernant les gilets jaunes vous avez dénoncez leur extrémisme et l’antisémitisme. N’êtes-vous pas dans l’amalgame ? L’antisémitisme et la violence étaient à la marge…
BHL : Je pense que l’antisémitisme n’est pas seulement « à la marge », non. Il lui arrive aussi d’être au cœur du mouvement. Ou dans la tête de ses représentants les plus emblématiques. Cela me paraît incontestable. L’amalgame se fait de lui-même. Il coagule des paroles venues d’extrême droite et d’extrême gauche. La haine de la république en est une, l’antisémitisme aussi. C’est déjà arrivé, dans l’histoire, qu’un mouvement fascisant charrie, aussi, des revendications sociales et démocratiques légitimes. Il n’y a pas que l’antisémitisme, cela dit. Il y a la haine des élites, des experts et de la représentation. Encore une fois, la démocratie, sa grandeur, c’est aussi l’amour des élites, ou l’envie d’en être. Dans Le Front populaire, on ne détestait pas les élites.
MBC : J’ai eu du mal à cerner les revendications du mouvement, qui me semblaient dès le début assez confuses. Mais c’était inévitable. Les premiers Gilets jaunes n’étaient pas des professionnels de la politique, ils ne se mobilisaient pas autour d’un programme clairement défini. Mais j’ai vu quelque chose de très important dans le cri de cette France enracinée, indélocalisable, qui rappelait qu’elle voulait demeurer chez elle, et rester chez elle dignement, ce qui me paraissait tout à fait légitime. Elle refusait d’être considérée comme un résidu historique, appelé à se dissoudre sous la pression des vagues successives de la modernité. Elle refusait d’être enfermée dans le monde d’hier et prétendait simplement entretenir un autre rapport au monde que celui qu’on privilégie dans les métropoles mondialisées. La mondialisation ne sait pas voir les peuples, elle ne voit que des populations interchangeables, appelées à suivre le mouvement du capital pour en s’adaptant sans cesse à ses exigences. Elle ne parvient donc pas à comprendre ceux qui, devant le mouvement du monde, protestent en refusant le mauvais sort qu’on leur réserve. Cela dit, le propre d’un mouvement social qui dure est que des forces radicales cherchent à s’en emparer. C’est ce qui se passe depuis quelque temps. Je ne trouve aucunes circonstances atténuantes à la mouvance d’ultragauche qui cherche à provoquer de toutes les manières possibles une situation insurrectionnelle.
Un mot sur la question des élites, si vous me le permettez : certes il faut des élites, je ne dirai jamais le contraire, mais que faire quand elles ne sont plus dignes de leur statut ? Et quand certains responsables politiques ne sont pas à la hauteur ? Et quand la parole médiatique, plutôt que de raconter le réel, préfère le mettre en forme à travers un récit militant qui déformer les faits pour les rendre compatibles avec l’idéologie dominante ? Certes, il faut des élites, mais je ne suis pas certain que celles qui sont en place méritent leurs responsabilités et positions.
BHL : La preuve que les Gilets Jaunes sont contre les élites en général, quelles qu’elles soient, c’est qu’ils s’opposent aussi aux élites en leur propre sein. De toute façon, ça n’a pas de sens de dire : « les élites ont fait faillite ». Car les élites sont multiples. Certaines sont détestables ; D’autres sont aimables. On peut les remplacer, les destituer, les revitaliser, etc.
Le Figaro : Croyez-vous au parallèle avec les années trente ?
BHL : Oui, et même au parallèle avec les années dix. Notre époque ressemble à la fin du boulangisme et celle des premières ligues. A la première synthèse rouge-brune de la fin de l’affaire Dreyfus… Nous vivons la troisième synthèse rouge-brune.
MBC : Je n’y crois pas du tout, le fascisme est pour de bon vaincu, le ventre de la bête immonde n’est pas toujours fécond. Le fascisme ne nous menace plus, le communisme non plus. Il faut éviter de croire que nous revivons sans cesse les mêmes conflits historiques, qui s’adapteraient simplement à de nouveaux décors. Nous avons aujourd’hui affaire à un vrai mouvement de fond, protestataire et fort, et c’est en le méprisant et lui collant de fausses étiquettes qu’on le fait grossir. À la grandeur de l’Occident, nous sommes devant un mouvement social neuf, qui a ses grandeurs et misères. Le fasciser d’une manière ou d’une autre est la meilleure manière de ne pas comprendre ce qui se passe.
BHL : Que cela soit du neuf, d’accord. Mais il y a des récurrences dans l’histoire, et la France vit la troisième grande crise de déconsidération des valeurs libérales après les années dix et les années trente. Il y a quelque chose de commun. Il y a eu la tentation boulangiste et la méfiance antirépublicaine qui allait avec. Puis le phénomène des Ligues dans les années trente. Puis, aujourd’hui, les Le Pen et consorts. Une dernière chose qui n’a pas été assez dite : je pense que l’attitude de Mélenchon lors de sa perquisition a donné, d’une certaine manière, le signal de certains agissements dans la séquence gilets jaunes, car il a donné l’exemple. Un homme politique ça donne l’exemple. Et, quand il menace de frapper un juge, ou un policier, qui font juste leur métier, ce n’est pas anodin. L’exemplarité en politique circule de manière mystérieuse dans l’inconscient des gens et je forme l’hypothèse que ces actes de Mélenchon ne sont pas pour rien dans la violence des gilets jaunes. L’image d’un député républicain menaçant de cogner, le faisant presque, n’a pu qu’avoir une influence dans la violence des gilets jaunes.
Le Figaro : Vous vous focalisez énormément sur la montée des populistes. N’y a-t-il pas une priorité à lutter contre l’islamisme ?
BHL : Malheureusement l’histoire est compliquée et il y arrive qu’on ait deux ennemis à la fois. Aujourd’hui, bien sûr qu’il y a un immense danger islamiste. Et peut-être est-ce même le danger « principal ». Et peut-être est-ce le totalitarisme le plus incontrolable, et meurtrier, de notre époque. Mais ce n’est pas pour autant que je veux laisser la France au populisme de Mélenchon et Le Pen, ces jumeaux. Et ce qui est vrai pour la France l’est, tout autant, pour le reste de l’Europe. Quand se décidera-t-on à apprendre à compter jusqu’à deux ? Et, en l’occurrence, à se montrer implacables avec l’islamisme radical sans, pour autant, s’accommoder du populisme ?
MBC : L’islamisme c’est l’ennemi, alors que la querelle entre libéraux et populistes, ou progressistes et conservateurs, quelles que soient les catégories retenues, relève des désaccords légitimes dans le domaine de la politique intérieure – que ces désaccords soient légitimes ne veut pas dire qu’ils ne soient pas immenses et que les partis doivent se noyer dans un consensualisme dépolitisant, cela va de soi.
Cela dit, certains, pour dénoncer l’islamisme, se sentent obligés de faire croire qu’on trouverait un péril équivalent avec le populisme. Ce n’est pas mon cas. Comme qui dirait, pas d’amalgame ! L’islamisme nous frappe aujourd’hui de bien des manières, à la fois par le terrorisme, mais aussi dans une stratégie d’occupation de l’espace public, pour nous forcer à nous soumettre à ses codes. Il engage notre société dans un rapport de force permanent auquel elle n’est pas vraiment habituée, et dans lequel elle ne sait généralement répondre que par le langage du droit, alors qu’il faudrait affirmer notre identité en l’inscrivant dans une forme de patriotisme de civilisation décomplexé. En d’autres mots, l’islamisme est notre ennemi principal. Ne nous sentons pas obligé de les multiplier pour nous plier aux exigences de la respectabilité médiatique.
LOOKING FOR EUROPE, DANS LA PRESSE EUROPÉENNE
Tous les articles en langue anglaise sont à retrouver sur la version anglophone de ce site.
(ESPAGNE) Bernard-Henri Lévy, cooked in seva tinta, Sebastia Alzamora, Ara.cat, 31 janvier 2019.
(ITALIE) Via Salvini, “affidatevi a De Falco”, Massimiliano Lenzi, Il Tempo, 18 février 2019.
(ESPAGNE) “Vox y el independentismo son rostros gemelos”, Salva Torres, El Mundo, 17 mars 2019.
(GRÈCE) Ο Bernard-Henri Lévy στην Αθήνα, Times News, 19 mars 2019.
(GRÈCE) «Η αναζήτηση για την Ευρώπη περνά από την Αθήνα», Κεφαλά Αλεξία, Ta Nea, 22 mars 2019.
(ESPAGNE) Bravo-Hermano Liberal, Pedro J. Ramírez, El Español, 24 mars 2019.
(ESPAGNE) Albert Boadella vuelve a Barcelona 12 años después, Metropoli Abierta, 25 mars 2019.
(ESPAGNE) Y Boadella volvió, Miquel Giménez, Vozpopuli, 27 mars 2019.
(ESPAGNE) « Looking for Europe / Bernard-Henri Lévy », Gabriel Sevilla, Artezblai, 27 mars 2019.
(HONGRIE) Lévy aggódik Európa jövőjéért, Euronews, 2 avril 2019.
(ALLEMAGNE) Philosoph Lévy tourt mit Pro-Europa-Theaterstück durch die EU, Euronews, 2 avril 2019.
(PORTUGAL) « A Europa segundo Bernard-Henri Lévy », Clara Ferreira Alves, Expresso, 6 avril 2019.
(HONGRIE) « A fiatal Orbán, aki hitt az emberi jogokban, már nincs többé », Euronews, 9 avril 2019.
(ALLEMAGNE) « Auf der suche nach Europa », Von Carmen Gräf, Kultur Radio, 11 avril 2019.
(ALLEMAGNE) « Wird sich Europa mit dem schlimmsten abfinden? », Die Welt, 11 avril 2019.
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