« Le conflit est père de toutes choses » posa à jamais le philosophe Héraclite, à l’aube du miracle grec, il y a deux millénaires et plus.
Eris, déesse de la « discorde réglée » là où brille le juste feu de l’ambition, assurait la paix dans la Cité antique par une bonne compétition des mots entre les hommes intellectués, rejetant ainsi la guerre au loin.
Inventée dans la période préhellénique, la joute oratoire devint un genre majeur de la confrontation pacifique des idées par leur mise en langue appropriée et belle.
On se souvient de la joute chez Homère, si chère à Nietzsche, des Dyonisies grecques où s’affrontaient les rhéteurs non moins que les athlètes, des Pythiques de Pindare (518-438 avant JC), des Nuées, la comédie d’Aristophane (445-385 avant J-C) où un père et un fils mettent Socrate en personne et sa maïeutique sens dessus dessous avec un sans-gêne allègre.
On se souvient des agôns, cet affrontement verbal au cœur des grandes tragédies classiques où s’opposent, entre deux actions des deux protagonistes, en un fin débat dialectique, le raisonnement juste et le raisonnement injuste, s’employant (pas toujours en vain) à déjouer le rival par les détours de la pensée, l’éclat trompeur des mots et les sophismes.
On se souvient des Disputes fameuses de Barcelone (1263) et de Tortosa (1413) entre théologiens juifs et chrétiens sur le Messie (était-il venu en la personne du Christ, ou pas ?), de la Controverse de Valladolid qui opposa par écrit sinon, peut-être, de vive voix, Bartolomé de Las Casas et Michel de Sepulveda, au lendemain de la conquête de l’Amérique par l’Espagne, sur la question décisive de savoir si les Indiens avaient une âme ou pas (la réponse fut oui…).
Cet art oratoire, combat sonore de mots en miroir inversé et d’idées au sens contraire, tout d’improvisation sur des corpus, eux, savants, s’était quasiment éteint aux Temps modernes, excepté les grandes joutes parlementaires de la Troisième République entre un Clemenceau et un Jaurès de légende.
Reste, par une ruse de l’Histoire, qu’à l’heure d’Internet et des messages électroniques automatiques, la disputatio, tel un paradis langagier perdu et finalement retrouvé, renaît et reverdit aujourd’hui dans les écoles de sciences politiques, les conférences du stage des avocats en herbe, à travers les concours d’éloquence et les Jeux floraux ressuscités – et puis dans la bonne ville de Genève, depuis quelques années, en grand équipage, où un public d’aficionados vient, chaque trimestre, écouter au Grand Théâtre de la ville, les deux meilleurs adversaires du monde que sont Marc Bonnant, ténor du barreau local, et Bernard-Henri Lévy, sur des thèmes aussi immémoriaux et polémiques que Wagner et l’antisémitisme, la question Baudelaire, Iphigénie et, hier, Médée.
A tour de rôle, l’un se fait procureur, l’autre défenseur. Et nul meilleur, dans ce duel des égaux, ne l’emporte – aussi différents soient-ils mais aussi chargés de science l’un que l’autre, charmeurs de salle également rompus aux sortilèges du bien parler.
Médée. Rappelons, racontant une histoire antérieure à la guerre de Troie et à l’Odyssée, ce mythe tragique, qui ne se résume pas au meurtre universellement connu de ses enfants par Médée, accompagné de l’épouvante sacrée que cet infanticide n’a cessé, au cours des âges, d’inspirer aux écrivains, dramaturges, compositeurs, peintres et autres explorateurs de la psyché humaine en général et féminine en particulier (serait-ce devenu aujourd’hui un terrain miné…)
Revenu incognito dans sa patrie en Thessalie, seul fils survivant du roi d’Iolcos, AEson, qu’a détrôné son frère Pélias, Jason se présente, une seule sandale aux pieds– tel qu’un oracle avait mis en garde l’usurpateur – et lui réclame son trône.
Pélias s’y résoudra, concède-t-il, pour peu – mission suicide – que Jason ramène la Toison d’or d’un grand bélier qu’emporta jadis, depuis Iolcos, à travers l’espace, un jeune prince en passe d’être sacrifié aux Dieux par une belle-mère indigne, et qui, rendu en Colchide (actuelle Géorgie), sacrifia son sauveur à Zeus et offrit sa toison au roi local AEétès.
Relevant le défi, Jason fait appel aux meilleurs héros de la Grèce, Hercule, Orphée, Castor et Pollux, le père d’Achille, Uranie, qui, tous ensemble, construisent le navire Argo. Et nos Argonautes, triomphant de mille périls marins et féminins, abordent sains et saufs, au terme d’une formidable Odyssée au large de contrées barbares, en terre elle-même barbare de Colchide.
Jason se présente devant AEétès, le prie de lui donner la Toison d’or en échange de tout service, ce qui révulse son hôte (la Colchide doit sa prospérité à la Toison d’or) qui lui annonce une série d’épreuves qu’il espère fatales. Sauf que, piquée par Cupidon aux ordres d’Aphrodite, la fille du roi, la belle Médée aux cheveux roux, tombe en pamoison à la vue du beau Jason, outre que magicienne hors pair.
Trahissant son père dont elle a deviné les desseins funestes, elle donne à Jason qui lui promet un amour éternel des onguents protecteurs à base d’herbes rares, rendant invulnérable.
Jason, devenu invincible, dompte les taureaux furieux et vainc les géants en armes jaillis des sillons labourés, devant le roi AEétès dépité qui jure de plus belle sa perte.
Mais, la même nuit, Médée, plus amoureuse que jamais devant ses exploits, aide Jason à s’emparer de la Toison d’or en endormant par une mélopée le monstrueux dragon de garde, et tous deux fuient avec les Argonautes. Le roi lance son fils à leurs trousses. Médée s’empare de son frère, l’égorge, jette à la mer ses membres que repêche le roi, tandis que la nef Argo en profite pour s’échapper.
Retour à Iolchos avec la Toison d’or, après une nouvelle Odyssée pleine de périls.
Là, deux versions du mythe.
En l’absence de Jason, Pélias l’usurpateur aurait tué AEson, son infortuné frère. Médée venge Jason en dépeçant devant les filles de Pelias un bélier qu’elle ébouillante et dont ressort un bel agneau, les engageant à faire de même de leur père à qui elle rendra sa jeunesse. Ce qu’elles font, tuant leur père…
Seconde version. Le vieux AEson n’est pas mort. Médée lui infuse un philtre qui lui rend sa jeunesse, et Pelias, tombant dans le piège de l’imitation, expire dans d’affreuses souffrances, d’un philtre mortel de Médée. Dans les deux cas, l’usurpateur a trouvé son juste châtiment. Et le couple justicier s’enfuit à Corinthe.
Entre-temps, deux fils sont nés. Sauf que l’ambitieux Jason, qui avait juré un amour éternel à Médée, tombe amoureux de Créuse, fille de Créon, tyran de Corinthe, répudie Médée d’un trait, la taxe d’insensée– on dirait aujourd’hui hystérique– pour avoir clamé tout haut vengeance sur Créuse, la traite de barbare invétérée au pays des Grecs et de la civilisation et, lui déniant toute l’aide qu’elle lui a apportée au profit d’Aphrodite, la déesse de l’amour, dont elle n’aurait été que l’instrument obligé, lui enjoint de s’exiler, avec ou sans ses enfants.
Au terme d’une sublime protestation à la face de Jason, foudroyée de « dolor » (exaspération de la douleur par la parole), emplie d’une juste « furor » (exaspération de la fureur, par la même parole), Médée, feignant d’accepter son sort pour l’avenir de ses enfants à Corinthe, envoie par eux une robe nuptiale imprégnée d’un suc mortel à la fille du tyran qui prend feu, entraînant son père dans les flammes ; et tout le palais, à son tour, s’embrase.
Jusque-là, on ne peut que suivre et plaindre Médée, amoureuse admirable, qui, par dévotion absolue à un homme, a réglé leur compte successivement à trois tyrans, et qui, trahie, bafouée par celui à qui elle a tout sacrifié, pour qui elle a tout quitté, sa patrie, sa langue, son roi paternel, en passe désormais d’être chassée par Jason et privée de ses enfants, condamnée à errer seule en terre étrangère, se fait justice elle-même.
Sauf que, dans sa « furor », sous l’emprise de l’« hubris », Médée va commettre ce que les Romains, avec Sénèque, au début de notre ère, appelleront le « scelus nefas », le crime innommable, qui retranche son auteur de l’humanité : elle tue ses deux enfants et s’avorte elle-même d’un troisième dont elle était enceinte des œuvres de Jason, avant de s’enfuir sur un char trainé par les dragons, tandis que l’époux parjure, retournant, misérable, vers sa barque Argo abandonnée sur le rivage, prend une poutre détachée sur la tête et finit de la sorte sa glorieuse mais coupable existence.
Redevenue la barbare qu’elle n’avait, en vérité, cessé d’être aux yeux des Grecs et, on a tout lieu rétrospectivement de le penser, de Jason lui-même, brûlant ce qu’elle avait adoré dans une vengeance sans précédent contre l’ordre (grec) du monde et contre les Dieux eux-mêmes, elle importe le chaos dans la Polis hellénique.
De justicière devenue créature monstrueuse, Médée va symboliser l’empire du Mal sur les êtres rendus fous par l’injustice, va symboliser la violence réactive à l’état pur, l’amour transmué en haine, le chaos pour le chaos, la destruction pour la destruction. En un mot, elle est vue comme toute entière possédée par l’instinct de mort, Eros inversé en Thanatos.
Telle est l’histoire que raconte, dans une chevauchée de mots assez étincelante et avec une gourmandise plus frémissante à chaque minute, Marc Bonnant, non sans quelques piques perfidement indulgentes sur la gente féminine et ses emportements pulsionnels, qui font tordre de rire les sages bourgeois genevois au parterre du Grand Théâtre, dont le progressisme en matière de mœurs et d’égalité des sexes n’est, semble-t-il, toujours pas le fort.
Mais Lévy, dont c’est le tour de parler, va « sauver » Médée et retourner la salle au terme d’une plaidoirie non moins étincelante, sans notes lui aussi, et qui s’achèvera, comme celle de Bonnant, dans un tonnerre d’applaudissements
– D’abord, et ce n’est pas rien, Médée a débarrassé le monde de trois tyrans. Il y a en elle quelque chose déjà, dit l’orateur, d’Antigone.
– Ensuite, c’est une assez sublime amoureuse, au cœur et à l’âme donnés sans retour.
– Enfin, il n’est pas absolument certain que Médée ait tué ses enfants. Admettons pourtant qu’il en soit ainsi. Si Médée quitte Corinthe privée de ses enfants, ils deviendront les enfants de Jason, à la merci de sa nouvelle femme, leur royale belle-mère, qui, pour faire régner le fils qu’elle aura un jour ou l’autre de Jason, n’hésitera pas à les faire disparaître ou les réduire en esclavage, comme tant de marâtres avant elle (Jason, le premier, en sait quelque chose, qui l’éprouva à son corps défendant dans sa prime jeunesse, seul survivant de sa fratrie du fait d’une belle-mère tueuse). Autant leur infliger elle-même la mort, sans laisser à personne d’autre, encore moins une ennemie, ce soin si cruel. Mort altruiste, infligée par amour. Sacrifice expiatoire.
Autre version : Afin de récompenser Médée qui aurait repoussé les avances de Zeus, son épouse Héra aurait promis à leur mère l’immortalité pour ses fils. Médée aurait enfoui ses enfants dans le sol du temple de Héra à Corinthe, non pour les perdre à jamais, mais pour les vouer, par une pratique magique en son pouvoir, à la renaissance et l’immortalisation par ce rite d’éternité. Tout le contraire du meurtre, donc. Troisième version se fondant sur Euripide (480-406 avant J-C) qui, le premier, dans la tragédie du même nom, fit de Médée une infanticide sans pardon, lui collant pour l’éternité cette infamie à la peau. Le grand Tragique aurait répondu à une commande de Corinthe, afin d’innocenter les Corinthiennes, qui auraient vengé la princesse Créuse brûlée vive, en tuant les enfants de Médée dans les souterrains du palais de Créon.
Deux hypothèses, donc. Un mythe à double face. On est là aux antipodes de la folle Médée assoiffée de haine et de vengeance, que retiendra à bon compte et à charge la postérité fascinée. Pourquoi à charge ? Pourquoi cette image sans appel de Médée, à peine atténuée d’un zeste de compassion ? Serait-ce parce que ces femmes qui nous donnent la vie, ont par là-même le pouvoir de nous la retirer, dès le lendemain de la conception, par l’avortement, en d’autres occasions par la suite, tant nous sommes dépendants d’elles et à leur amoureuse merci ?
Nous aurions pu ne pas naître si tel en avaient décidé nos mères, abandonnées ou pas par nos géniteurs. Ou ne pas vivre très longtemps, si tel en décidaient encore nos mères et, davantage, nos belles-mères. L’imaginaire masculin a trouvé en Médée la projection parfaite de ses terreurs d’enfance, d’abandon et de mort.
Lévy donnait tout cela à entendre, élevant haut la figure de Médée. Concluant dans une envolée mutine mais assez philosophique aussi, qu’il aurait rêvé avoir une aventure avec la belle et grande Médée deux millénaires et plus en amont dans le temps.
Réseaux sociaux officiels