Pas d’angélisme, en effet. Peut-être était-il nécessaire, après tout, de recevoir en visite d’État le président Jiang Zemin. Peut-être – c’est un très vieux débat – y a-t-il un sens à compter sur l’intensification des échanges économiques pour hâter, dans une dictature, l’ouverture politique. Reste que le président français aura, en choisissant d’organiser l’événement comme il l’a fait, commis, au moins, trois erreurs.
La première est politique et consistait à imaginer que l’on puisse, avec un homme de l’espèce de Jiang, parler des droits de l’homme au coin du feu, en catimini, « entre amis ». Le président Chirac savait-il qu’à l’instant même où s’engageait l’entretien s’ouvrait, à Pékin, le procès de quatre nouveaux « droits communs » dont le crime est d’avoir tenté d’adhérer au petit Parti démocratique chinois ? Se doutait-il qu’à peine les festivités terminées, à peine aurait-il dit sa satisfaction d’avoir pu parler droits de l’homme, pendant trois heures, avec son nouvel « ami », le porte-parole du nouvel ami lui infligerait l’affront de protester que « non, il n’est pas exact de dire que les présidents Chirac et Jiang Zemin ont parlé de droits de l’homme pendant trois heures, ils ont parlé d’une multitude d’autres sujets » ? A-t-il oublié que, il y a deux ans déjà, au moment de sa visite à Pékin, il avait fait à son interlocuteur le cadeau de suspendre, à l’Onu, la condamnation de son régime par la France, mais que, loin de lui en savoir gré, ledit régime n’a fait, depuis, qu’intensifier sa répression ? Chirac ne sera, certes, pas le premier chef d’État de bonne volonté à s’être fait berner par un totalitaire. On peut, néanmoins, regretter que les leçons du passé n’aient, justement, pas servi. Face à la barbarie tranquille, au cynisme du chef de la dernière grande puissance communiste, une longue expérience prouve qu’il n’y a qu’un langage qui tienne : celui de la pression, du chantage public aux droits de l’homme – fût-ce, si l’on y tient, avec, en échange, vingt-huit Airbus.
La deuxième erreur est morale et elle a consisté, visite pour visite, à transformer la visite d’État en visite privée et à réserver au massacreur de Tibétains, à l’homme qui, l’année dernière encore, fin 1998, promettait d’écraser dans l’œuf – sic – les germes de démocratisation, un accueil d’une qualité et d’un faste inouïs. On oubliera, par charité, l’image de la première dame de France valsant avec celui que Wei Jingsheng, conscience morale de la Chine, qualifie de « boucher aux mains couvertes de sang ». On oubliera l’image lamentable des deux présidents scellant leur amitié en donnant à tour de rôle le biberon, dans une ferme de Corrèze, à un agneau nouveau-né. On préfère ne pas trop penser à ce qu’ont bien pu se dire, dans l’intimité des Chirac, à Bity, le démocrate et l’homme qui, on ne le répétera jamais assez, détient, haut la main, devant l’Iran, le record mondial des condamnations à mort et a l’exquise habitude, l’exécution opérée, de faire envoyer aux familles la balle et la facture. Le plus grave et, aussi, le plus grotesque, c’est le zèle que l’on aura mis, pendant ces quelques jours, à éloigner tout ce qui pouvait offusquer l’auguste regard de notre ami chinois : chasse aux dissidents, interpellation de dizaines de Tibétains ou militants d’Amnesty International, les huit représentants de Reporters sans frontières accusés de troubler l’ordre public parce qu’ils manifestaient devant Air China – on croit rêver ! mais on ne rêve pas ! et la police ne relevant, que l’on sache, pas de l’Élysée, la responsabilité du cauchemar est, pour le coup, partagée : Chirac, Jospin, Chevènement, même combat pour dire à la vraie Chine, la Chine moderne, la Chine qui se bat, pour ce que Deng appelait la « cinquième modernisation », que nous avons, nous, Français, choisi notre camp et que c’est celui de la poignée de vieillards impitoyables et apeurés qui n’ont plus d’autre projet que de s’accrocher, coûte que coûte, à leur pouvoir.
La troisième erreur, enfin, est culturelle. Et émanant d’un homme qui se targue de connaître et d’aimer la culture chinoise, c’est un comble. De qui se moque-t-on, en effet, quand on nous dit que les valeurs démocratiques sont des spécialités « occidentales », étrangères à la « Tradition » chinoise et qui ne sauraient donc, sans ingérence, lui être « imposées » ? Le raisonnement est inepte : car, après tout, le fait de n’avoir inventé ni l’électricité ni la machine à vapeur n’a jamais obligé les héritiers de la « Tradition » à s’éclairer à la bougie. Mais il est surtout insultant et faux : car il fait bon marché du million d’hommes et de femmes qui, sur Tiananmen, il y a dix ans, érigeaient, au péril de leur vie, une « statue de la démocratie », et il fait l’impasse, dans le passé plus lointain, sur des séquences entières de l’histoire chinoise : le mouvement du 4 mai 1919, par exemple, dont les idéologues, Hu Shi, et même le premier Chen Duxlu, étaient, à leur façon, des démocrates. M. Chirac a trop lu Peyrefitte et Kissinger. Il devrait fréquenter davantage les travaux de Granet, Gernet, Julien, Leys, ces authentiques sinologues, attachés, comme lui, à la Tradition, mais qui n’ont jamais cru, eux, qu’elle fût vouée, au nom d’on ne sait quel obscur décret, aux ténèbres de la servitude éternelle.
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