Que le sort d’une élection américaine puisse se jouer en Floride, que l’avenir du pays et donc, d’une certaine façon, du monde puisse être entre les mains de quelques centaines de milliers de retraités, drogués à la DHEA, voilà qui met en joie les beaux esprits parisiens si prompts, comme d’habitude, à moquer le système américain. Soit. Mais est-ce si simple ? Est-on certain, vraiment, que la Floride ne soit que le pays de « Miami Vice » et de Disney ? Et quand bien même cela serait, quand bien même n’auraient jamais existé ni Hemingway ni Tennessee Williams, quand bien même on ferait l’impasse sur ces communautés de Blacks et de Cubains qui font, jusqu’à nouvel ordre, la majorité de la population de Miami, serait-il si malsain, vraiment, de voir le pays du jeunisme triomphant confier à des « seniors » le soin de départager le match présidentiel ? On trouve normal de voir les mêmes retraités régner sur leurs fonds de pension et, donc, les marchés financiers mondiaux – et il faudrait s’indigner de les voir faire ou défaire le quarante-troisième président des États-Unis ? Comme c’est bizarre…

Le problème, nous dit-on, la source de l’« imbroglio », de la « tragi-comédie », de la « farce », du « psychodrame », c’est la paralysie du système, son blocage – le vrai problème, le sommet de la légendaire « bêtise » américaine, le plus nul, en un mot, dans ce quasi-match nul qu’est, pour l’heure, cette élection, c’est qu’il soit si difficile, presque impossible, de l’arbitrer. Là encore, notre réaction est étrange. Car ne pourrait-on pas, après tout, soutenir le point de vue inverse ? Ne devrait-on pas dire que les deux cents millions d’électeurs inscrits américains ont apporté, au contraire, la plus fine, la plus juste, la plus ironique des réponses aux questions qu’on leur posait ? Y avait-il une autre façon de réagir, oui, à une campagne si tristement consensuelle qu’on ne savait plus qui, de Bush ou de Gore, de Bore ou de Gush, s’épuisait à ressembler à l’autre ? Et puis, surtout, cette rivalité mimétique, ce goût du consensus, cette extinction du débat politique par confusion des programmes et des styles, du haut de quelle arrogance la patrie de la « cohabitation » en ferait-elle l’apanage des seuls États-Unis ?

Ce qui est spécifiquement américain, en revanche, c’est la complexité d’un système dont nous découvrons, tous les jours, une nouvelle anomalie – ici des ordinateurs, là des machines à trous ; ici des appareils qui fonctionnent, là des « bandits manchots » dont le levier vous reste entre les mains ; et puis, plus grave, ce maquis de règles qui, en Floride toujours, peuvent priver du droit de vote quatre cent mille Blacks au casier judiciaire incertain… Mais bon. Faut-il s’étonner, là encore ? S’indigner ? Est-il bien raisonnable de découvrir aujourd’hui que l’Amérique n’est pas la France, qu’elle n’est pas ce pays jacobin et centralisé, avec procédures uniformes d’un bout à l’autre du territoire ? On peut le déplorer. On peut regretter qu’il ne se trouve aucune instance pour imposer le principe d’un bulletin de vote national. Mais on ne peut pas faire semblant de s’aviser que l’Amérique est un ensemble fédéral, fortement décentralisé, s’en remettant à ses États du soin d’organiser ses élections. On ne peut pas faire comme si les États-Unis n’étaient pas une fédération, mais une nation.

De même encore pour le système, tant décrié, du collège des « grands électeurs ». On peut le trouver complexe. On peut craindre qu’il n’ait, comme tous les systèmes, des effets pervers – à commencer par le risque d’envoyer à la Maison-Blanche un président minoritaire en voix. Mais on ne peut pas dire qu’il soit insensé. Et il faut toute la mauvaise foi – l’inculture ? – des commentateurs pour ne pas voir qu’il est, lui aussi, l’inévitable conséquence de la nature des institutions. Le président américain, c’est un fait, n’est pas élu par la nation mais par les États (et seul ce système des grands électeurs garantit à chaque État qu’il pèsera, comme tel, sur l’élection). La démocratie américaine, c’est un autre fait, n’est pas une démocratie « jacobine », mais fédérale (et c’est une de ses singularités de tempérer, par des contrepoids, notre sacro-sainte volonté générale).

Un dernier mot. On se sera beaucoup moqué de ces fameux « recomptages manuels » qui, à l’heure où j’écris, durent encore et qui, laissant planer sur le scrutin une indécision ultime, feraient ressembler l’Amérique à une « république bananière ». Là encore c’est très injuste. Et c’est surtout très bête. Car il y a quelque chose de beau, au contraire, dans cette manière, face à la défaillance des machines, de prendre le temps de tout reprendre et, comté par comté, sous le regard des avocats, de retrouver le vote de chacun, de le peser, soupeser, de scruter même, pourquoi pas, la matérialité des bulletins. Que dit celui-ci ? Celui-là ? Et ce troisième, ce bulletin à demi perforé, est-on bien certain que, etc. ? Un instant, les électeurs ne sont plus un troupeau mais des sujets. Un instant, comme au temps où, sur l’agora, on comptait le nombre des citoyens libres qui levaient la main, chaque individu voit sa voix examinée, comptabilisée. Démocratie scrupuleuse, méticuleuse. Démocratie prudente, artisanale. Leçon de démocratie.


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