J’interromps ce bloc-notes. Un mois. Peut-être plus. Le temps de cette mission afghane que viennent de me confier le président de la République et le Premier ministre et dont j’ai, avec Gilles Hertzog, accepté le grand honneur.

L’objet de cette mission ?

Nouer, dit la lettre-programme que m’adresse Hubert Védrine, un « dialogue avec les nouvelles autorités afghanes ».

Recueillir, auprès desdites autorités, mais pas seulement, « à Kaboul » mais aussi « en province », « les attentes et les besoins du peuple afghan » dans ces « domaines prioritaires » que sont, non seulement la culture, mais – je cite – « l’éducation, la santé, le développement social et économique, la construction de l’Etat de droit ».

Sur la base de « cette évaluation », la lettre de mission dit aussi de « cet état des lieux », établir une « liste de recommandations et de propositions » destinées à « orienter », voire « définir » un « projet de coopération français » à court et à plus long terme avec un Afghanistan libre mais en ruines et où, de Kessel à Massoud, la présence française a été si forte.

Bref, en liaison avec « les principaux programmes de coopération mis en place par les pays ou organismes multilatéraux » déjà présents sur le terrain, en tenant compte, aussi, des innombrables « initiatives » qui n’ont, depuis la déroute des talibans, cessé de se multiplier et qui témoignent du pacte séculaire noué, depuis les années 20 et le pari français du roi Zaher Chah, entre nos deux pays, en liaison donc avec tout cela, imaginer l’ébauche d’un plan de reconstruction culturelle, paraculturelle et politique.

Qu’un écrivain ne soit pas absolument dans son rôle lorsqu’il part ainsi travailler à la reconstruction d’un pays en ruines, c’est possible.

Qu’il y ait quelque paradoxe dans l’image d’un gouvernement confiant une mission de cette nature à un intellectuel critique (Chirac… Jospin… : je ne me dois ni à l’un ni à l’autre), incontrôlable (cf. ma vive polémique, ici même, l’an dernier, avec Hubert Védrine : il prônait une doctrine, dite depuis « doctrine Védrine », dont je n’aimais pas la part de realpolitik), voire hostile (cf. au moment de la Bosnie, dans les articles, puis dans un livre, le procès de ceux que j’appelais les « Norpois » et chez qui je doute que, s’ils se sont reconnus, j’aie laissé un bien bon souvenir), c’est probable.

Et, pour être franc, je dois avouer que je ne suis pas le moins dérouté de faire, pour la première fois de ma vie, un voyage de ce type avec responsabilité officielle, passeport diplomatique, mandat : trois fois, sous les Soviétiques, puis sous les talibans, je suis entré en Afghanistan, comme j’entrerai plus tard au Sud-Soudan ou dans les zones de guérilla de la jungle colombienne, c’est-à-dire clandestinement ; trois fois j’ai été un électron libre, ne représentant que moi-même, ne m’autorisant que de mes propres convictions et venant transmettre à Massoud l’hommage d’une opinion publique en avance sur les gouvernants ; me voici, pour ce quatrième voyage, « voix de la France », et cela fait tout drôle…

Mais bon. Pour un amoureux de l’Afghanistan et de son propre pays, pour un homme qui rêve, comme en Bosnie, de voir ses deux amours se retrouver et la France se porter donc au premier rang des secours à un peuple plusieurs fois martyr, pour un intellectuel qui, de surcroît, a passé sa vie à récuser le faux partage entre éthique de conviction et éthique de responsabilité, pour quelqu’un qui, en Afghanistan mais aussi en Bosnie, n’a cessé de refuser l’opposition si bête de l’intellectuel aux mains blanches et de l’expert supposé savoir, l’occasion était trop rare et ne pouvait se refuser.

Je n’ai rien oublié, bien sûr.

Je pourrais, à la nuance près, retrouver mon état de colère d’il y a un an, quand Massoud vint à Paris, que ni Chirac ni Jospin ne daignèrent le recevoir et que seul Védrine sauva l’honneur.

Mais raison de plus. Si, à défaut de moi, les choses changent, comment ne pas se réjouir ! Si je peux, main dans la main avec des diplomates et des politiques que je sens, pour la première fois, sur la même longueur d’onde, modestement contribuer à ce que la France soit, dans cette affaire, à la hauteur de sa vocation et de son Histoire, comment ne pas jouer le jeu ?

A l’heure où ces lignes paraîtront, je serai à Kaboul, plongé dans des problèmes de génie civil et de réseaux satellitaires, de statuaire détruite et de journaux sans papier. Je serai auprès de vieux amis du Panchir retrouvés dans leur nouveau rôle d’apprentis hommes d’Etat et je pleurerai, avec eux, Massoud et son rêve afghan. Que tout cela puisse, un jour ou l’autre, donner matière à récit, pourquoi pas ? Mais l’honnêteté, la rigueur, le souci de l’efficacité veulent que je m’en tienne, pour l’heure, à l’action et, ici, au silence.


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