Mitterrand à Izieu. Il y a, là aussi, deux Mitterrand. Le Mitterrand résistant. Le Mitterrand dont le nom de guerre était Morland. Le jeune, et courageux, Mitterrand qui sut, quoi qu’on en dise, prendre le parti de l’honneur. Et puis il y a l’autre Mitterrand qui s’ingénie, depuis quarante ans, à brouiller les traces du premier : l’ami de Bousquet, l’indulgent, l’homme à la gerbe sur la tombe du vainqueur de Verdun, le conciliateur-né qui n’a jamais renoncé au rêve étrange de rassembler ce qui reste de la France libre et ce qui survit de la France pétainiste. Quel est le bon, dira-t- on ? le vrai ? et cette mémoire à géométrie variable quand, et où, sonne-t-elle juste ? Une chose, en tout cas, est sûre. Aujourd’hui, à Izieu, c’est le premier qui a parlé. C’est lui, le résistant, qui a de nouveau pris le dessus. Et c’est avec la part Morland de lui-même que Mitterrand s’est réconcilié quand, d’une voix forte, il a enfin dit : « Vichy ne fut ni un accident, ni une aberration de l’Histoire française – et l’État républicain, par conséquent, est comptable de son infamie. » Une image, au passage, très belle, quoique fugitive, captée au journal télévisé : celle du vieux président se penchant à l’oreille d’une dame, très voûtée, très ridée, qui ressemblait à Marguerite Duras et devait être la responsable de l’endroit. Que lui dit-il ? Quelle confidence chuchotée ? Quel souvenir lointain, et partagé ? Je suis de ceux qui jugent qu’il serait plus que temps, sur cette affaire (comme, d’ailleurs, sur une ou deux autres), que nous n’ayons plus, enfin, qu’un Mitterrand. Mais il y avait dans cette image quelque chose de poignant, qui balayait toute réticence et rapprochait irrésistiblement de lui : comme un passé qui ne passait pas et se transmettait là, entre survivants, sous nos regards.

Giscard à la Mutualité. Nous sommes deux ou trois mille, rassemblés autour de la cause bosniaque. Il y a là, à la tribune, des intellectuels et des artistes. Un ex-communiste et un responsable de SOS-racisme. Il y a deux anciens Premiers ministres – Laurent Fabius et Michel Rocard – à qui l’atmosphère de cette Mutualité n’est pas non plus trop étrangère. Et voilà qu’au milieu de la soirée, dans la salle enfiévrée par les discours de Julliard, Bruckner ou Piccoli, sous cette voûte enchantée où l’on croit entendre l’écho des voix de Gide, Malraux, Aragon, Sartre ou Camus, arrive un aérolithe, chu d’on ne sait quel ciel et qui a nom Giscard d’Estaing. Choc des symboles. Télescopage des signes et des images. L’ancien président, c’est évident, n’a jamais mis les pieds à la « Mutu ». Il est surpris. Vaguement curieux. Il a l’air ostensiblement courtois qu’il devait avoir, en 1974, quand il débarquait dans les prisons ou invitait à petit-déjeuner les éboueurs sénégalais. Et il y a dans cette rencontre de deux mondes quelque chose d’extraordinairement incongru : Louis XVI débarquant à la Bastille ; ou un grand bourgeois orléaniste haranguant les militants blanquistes – ou encore, plus prosaïque, l’équivalent, mais à l’envers, des intellectuels de gauche qui entrent à l’Académie. L’image en dit long sur l’état de la société française et les mouvements browniens qui la traversent. Mais elle en dit encore plus long sur cet étrange personnage qu’est décidément l’ex-président. Il n’est pas de la famille, et il le sait. Ses éventuels électeurs ne lui sauront nul gré d’être ici, et il le sait aussi. Mais ce qu’il sait encore – et c’est pourquoi il est venu – c’est qu’il est ce drôle d’animal, atypique, qui n’est jamais mieux lui-même que lorsqu’il est hors de lui. Contre-pied. Contre-emploi. Singulier destin, oui, que celui d’un homme dont les meilleurs rôles sont aussi les plus improbables – et qu’une étrangeté fatale condamne à l’incartade. Physiologie du coup. Politique – esthétique ? – du désaveu et de l’écart.

Nixon à Marrakech. C’est il y a six ou sept ans. Je n’ai jamais raconté la scène tant elle me parut, sur le coup, irréelle. C’est la fin de l’après-midi. Le soir tombe. L’homme du Watergate est assis, à une petite table, devant un verre de thé à la menthe, sur la terrasse du café qui surplombe la place Djema El Fna. Il est seul. Il a l’air de rêver. Nul ne semble lui prêter attention ni, je crois, le reconnaître. Un photographe passe, par hasard. Il s’approche. Il lui demande, incrédule, s’il est bien Richard Milhous Nixon. L’ancien Président sourit. Hésite. Puis la vieille bête politique reprend, une fraction de seconde, le dessus. Il se compose un sourire. Pose un instant. Puis retourne à son verre de thé, son coucher de soleil, sa rêverie. A quoi songe-t-il, à cet instant ? Que veut-il ? Croit-il encore, à ce moment-là, qu’il transformera sa mort politique en destin et que, comme n’importe lequel de nos présidents européens, il trouvera dans son échec l’occasion d’un rebond, d’une résurrection, d’une grandeur peut-être ? Aujourd’hui, les jeux sont faits. Sa faute, sans doute. Ce mauvais sort qui le poursuivait. Mais l’affaire, aussi, d’une Amérique qui use ses vedettes, les tue et n’aura jamais su les mythifier de leur vivant. L’Amérique et ses has been définitifs. L’Amérique ou le come back impossible. L’Amérique et son warholisme spontané : star dix minutes, ou dix jours, ou dix ans – pas un de plus ; pas de sursis ; on y meurt dans l’oubli, ou d’une overdose de barbituriques, ou en sirotant un thé à la menthe, sur la place Djema El Fna. L’Amérique et sa mélancolie. L’Amérique et son ingratitude. Le doigt de Dieu, en Amérique, ne s’attarde pas. Ce mot de Fitzgerald – qui en savait un bout sur la question : « Dans la vie des héros américains il n’y a jamais de second acte ».


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