ANNETTE LÉVY-WILLARD : Philosophe, écrivain, intellectuel, vous publiez aujourd’hui un recueil de vos reportages sur le terrain. Pourquoi faire du journalisme ?

BERNARD-HENRI LÉVY : C’est vrai qu’il y a un mépris, ou une affectation de mépris, dans ce pays, pour les journalistes. Il y a toute une tradition qui va de Balzac à Bourdieu en passant par le Karl Kraus des Derniers Jours de l’humanité et qui tend à faire du journalisme un genre second, servile, profondément corrompu, moins noble que la littérature. Moi, je ne pense pas du tout cela. Et, tradition pour tradition, je me reconnais dans deux autres grands penseurs contemporains qui ont, comme vous savez, rendu au genre ses lettres de noblesse. Ces deux penseurs c’est d’abord, évidemment, Sartre dont vous êtes mieux placés que quiconque, à Libération, pour savoir le prix qu’il attachait au journalisme et dont les reportages sur la Libération de Paris et même sur Cuba sont des modèles du genre ainsi que des exercices littéraires extraordinaires. Et puis c’est Michel Foucault dont on oublie toujours que le fameux texte des années 80, commentant le Qu’est-ce que les Lumières ? de Kant est, en réalité, un éloge, une glorification, de cette « ontologie du présent » qu’est, pour lui, le journalisme. Vous avez aussi, bien sûr, l’exemple des grands « travel writers » américains. Vous avez l’admirable Oswald de Mailer. Mais vous avez ici, en France, cet autre rameau de la phénoménologie qui donne, malgré leurs différends, leurs querelles, cette proximité en journalisme de Sartre et de Foucault. Pour un phénoménologue, un husserlien, vous aviez, vous avez toujours, les deux voies. Soit les Méditations, les Recherches logiques, la pensée pure. Soit le parti pris du monde, l’affrontement avec la grande colère des faits, la conviction que c’est ainsi, dans ce face-à-face avec les choses mêmes, qu’on s’acquittera le moins mal du fameux programme sartrien de se casser les os de la tête. Pourquoi je fais du journalisme ? Voilà. Pour cela. Parce que c’est une bonne façon de se briser les os du crâne, d’arracher le sujet à soi et à son confort intellectuel. Et parce que c’est, aussi, une formidable école du regard, de la pensée et, donc, de la philosophie.

De l’Afghanistan à l’Algérie en passant par l’Irak, le Soudan ou le Pakistan, et bien sûr la Bosnie, qu’apprend-on de ces voyages journalistico-littéraires dans les pays en temps de guerre ?

Il y a l’information, d’abord. Les bribes d’information que l’on parvient à arracher à des situations où tout est souvent fait pour que l’on ne sache, justement, rien. C’était le cas, par exemple, des reportages sur les guerres oubliées que j’avais donnés au Monde et où l’idée était d’aller là oÙ peu de journalistes vont : chez les Tigres noirs du Sri Lanka, les Nouba au Sud-Soudan, Carlos Castaño, le chef invisible des para-militaires en Colombie, etc. Mais, par-delà cela, par-delà cette valeur ajoutée brute, il y a l’expérience philosophique que représentent, je vous le répète, des aventures de cette espèce. Je vous donne un exemple. Mon séjour au Bangladesh, il y a trente ans, d’où j’ai tiré mon tout premier livre et où c’est l’expérience de la guerre, le spectacle de la boucherie et de l’humanité prise de folie meurtrière qui m’a guéri, je crois, du théoricisme althussérien. Ou bien, plus net encore, le concept lévinassien de « Visage », cette idée de Levinas que la vérité de l’humain tient tout entière dans un visage nu, démuni, et respecté comme tel : je crois que, bizarrement, je n’avais jamais très bien compris le sens de ce concept avant de me trouver confronté, en Afrique, à quelques-unes de ces ultra-guerres dont l’horreur tient à ce qu’elles sont sans témoins, sans archives et que les morts n’y sont ni nommés, ni inhumés, ni même véritablement nombrés et n’ont, à la lettre, plus de visage. J’ai écrit, un jour, un texte qui s’appelle « La revanche des visages ». Tel est, pour moi, l’un des sens du journalisme tel que le pratiquent des gens comme Hatzfeld ou Buch et tel que j’essaie de le pratiquer moi-même : rendre un visage à ceux qui, morts, vifs ou, souvent morts-vivants, n’en ont plus.

On vous reproche de mélanger les genres. Les philosophes de ne pas faire de la vraie philosophie et les journalistes de ne pas respecter les codes journalistiques.

C’est un problème que j’ai eu plusieurs fois, avec les journalistes américains, quand est sorti là-bas mon Pearl. Mais que voulez-vous que je vous dise ? C’est vrai que je me fiche de ces histoires de codes. C’est vrai que toutes les ruses, tous les mensonges, tous les faux passeports, tous les doubles langages, me semblent justifiés face à des gens qui, de leur côté, sont absolument décidés à retenir la vérité et, dans ce silence organisé, à continuer de plus belle à tuer. Donc, stratégie de l’infiltration. Essayer d’être plus malin que les malins, plus voyou que les voyous. C’était la stratégie de Walraff se transformant en immigré turc. C’était surtout celle d’Orwell dans ses reportages d’avant l’Hommage à la Catalogne. Je suis absolument pour cette façon de pratiquer le métier.

La vérification des faits ? L’objectivité de l’information ?

Essentiel, bien sûr. Mais non moins essentielle la nécessité d’avoir un certain nombre d’idées fixes, à la lettre des préjugés, ou des idées préconçues, sans lesquelles on ne voit et ne comprend rien. Les yeux ouverts, oui. Mais la conscience en alerte. Quand je vais au Burundi, par exemple, j’ai une idée fixe qui oriente absolument mon regard : tout, mais pas le Rwanda. Quand je fais le portrait de Fela, au Nigeria, ou celui de cette prostituée arrêtée à cinq heures du matin par des policiers avinés qui veulent lui faire la peau, j’en ai une autre : cette revanche des visages dont je vous parlais à l’instant.

Quelle est l’utilité de ce surplus de « vérité » dans une société surmédiatisée ?

Les médias ce n’est pas forcément la vérité. Et, encore moins, la pensée. CNN, par exemple, c’est juste une pluie d’ondes… Alors de l’autre côté, bien sûr, il y a le risque de se tromper. Il y a, quand vous republiez des textes anciens, quand vous ressuscitez, par exemple, vos reportages de 1992, en Algérie, le risque de la réfutation rétrospective. Bon. C’est comme ça. A propos de l’Algérie, notamment, je ne retire rien, aujourd’hui, à l’analyse de fond selon laquelle les islamistes étaient responsables des massacres. Même si j’ai tendance, avec le recul, à penser que j’ai peut-être sous-estimé la possible instrumentalisation de ces islamistes par le pouvoir militaire.

Aller voir pour vérifier l’hypothèse de la Fin de l’Histoire ?

Je ne crois pas à cette histoire de Fin de l’Histoire. Ou alors, si j’y crois, c’est en un tout autre sens que celui qu’imaginaient Kojève et les hégéliens. Les mêmes symptômes. Le même retour à l’animalité. La même immobilité torpide. Mais caractéristiques, non des sociétés développées et entrées dans le fameux dimanche de l’Histoire, mais de l’autre monde au contraire, de celui qui a pour ainsi dire lâché la corde qui le reliait à l’Universel – de ce monde de la déréliction absolue où il n’est même plus question d’apartheid, de fracture Nord-Sud, etc., puisque c’est comme une autre planète, détachée de la première, sortie de l’Histoire universelle : l’Angola, certaines régions du Nigeria, le Soudan, le Rwanda, le Burundi… Pour le reste, pour ce qui concerne l’autre planète, celle où l’on avait cru distinguer, après la chute du mur de Berlin, les prémices d’une Histoire apaisée, c’est évidemment le contraire que l’on voit partout se produire. Remise en mouvement des affrontements, des enjeux, des identités en guerre et, d’abord, en guerre avec elles-mêmes. Lutte contre le terrorisme. Intégrismes divers et, notamment, islamiste. Guerre des civilisations, mais la vraie, la seule, celle qui déchire le monde de l’islam et qui oppose, pour aller vite, les assassins de Massoud à ses héritiers. Le trou noir du Pakistan. Les alliances nouvelles nouées entre représentants de ce nouvel intégrisme et de l’ancien (Corée du Nord). Alors face à tout ça, on fait quoi ? Fondamentalement, je suis plutôt pessimiste et ne crois pas que la passion meurtrière des hommes soit soluble dans l’information et la vérité : vous pouvez dire la vérité à un barbare, il ne sera pas moins barbare ; vous pouvez dire et répéter que la diabolisation d’Israël n’est pas supportable, vous ne changerez rien, ou pas grand-chose, à la passion furieuse, enragée, qui est derrière ; vous pouvez passer quatre ans de votre vie, en Bosnie, à dire et répéter l’évidence, à savoir qu’on peut arrêter la guerre sans coup férir – les supposés experts haussent les épaules et passent leur chemin. Mais, d’un autre côté, quelque chose de la vérité finit quand même par se faufiler et, en ce qui me concerne en tout cas, j’ai décidé, une fois pour toutes, de faire comme si. Prenez cette affaire du Pakistan. Ou, d’une manière générale, ce conflit qui déchire l’islam ainsi que l’isolement, en Islam, des modérés, des démocrates, qui se battent, le dos au mur, contre les fondamentalistes. Je connais un peu ce monde. J’en connais les odeurs, les couleurs. J’y ai passé du temps. Et je n’ai pas renoncé à convaincre, par exemple aux États-Unis, que nous sommes en train de reproduire, sur ce nouveau front, les mêmes vieux protocoles d’aveuglement expérimentés au temps des autres totalitarismes.

Autre tradition française, celle de l’intellectuel engagé, du journaliste écrivain à la Malraux ?

C’est tellement compliqué, Malraux. Vous avez le second Malraux, celui qui devient ministre quand il n’écrit plus de romans, quand son imagination est tarie et, surtout, quand il rencontre son « Homme à cheval », c’est-à-dire le général de Gaulle, et qu’il est foudroyé par l’événement – ce Malraux-là m’intéresse, bien sûr, mais il m’est étranger. Et puis vous avez l’autre, le premier, auquel vous ne pouvez pas ne pas penser quand vous pratiquez ce type d’activisme littéraire, ou de littérature actionniste, dont nous parlons depuis un moment. Journalisme voyou. Diplomatie sauvage comme quand je lance, il y a dix ans, la grenade Izetbegovic dans les pattes de Mitterrand. Une mission en Afghanistan. Le cinéma comme outil d’intervention. Peut-être est-on plus près, là en effet, de l’auteur de Lunes en papier que de celui des Recherches logiques. Et en même temps…


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