Longtemps, je n’ai eu de respect que pour les journalistes idéologues, dotés d’une vision du monde, amateurs d’idées générales, et ne s’intéressant à la réalité que pour autant qu’elle leur semblait confirmer leurs préjugés. J’admirais les partisans. Les militants. Je ne jurais que par Edgar Snow racontant la « Longue Marche » parce qu’il avait été un compagnon de Mao. Je vénérais Wilfred Burchett, cet autre journaliste américain qui avait su mettre une sourdine à l’impératif d’objectivité pour mieux servir la sainte cause du Nord-Vietnam. Je ne croyais pas à l’information. Je ne comprenais pas que l’on puisse prêter tant d’attention au cours des choses et des événements. Et des gens comme, par exemple, Mailer, Hemingway ou les Français Kessel et Malraux me semblaient, avec leur goût de l’épique, l’image même de ce qu’un journaliste, un vrai, se devait d’être.

J’avais un ami à l’époque. Il s’appelait Jean Vincent. Physique de Clappique et âme de Casanova. Personnage haut en couleur, orageux et, dans le milieu des journalistes de métier, terriblement légendaire. Il était le chef du bureau de l’Agence France-Presse à New Delhi au moment où j’y suis arrivé, sur le chemin du Bangladesh. Et il avait, entre autres prestiges, celui d’avoir dirigé le bureau de l’agence à Pékin pendant les premières années de la Révolution culturelle et de s’être fait expulser, quatre ans plus tard, pour « déviation ultra-gauchiste ». La question que je me posais, alors, était très simple. Comment, quand on avait fait cela, quand on avait été le témoin de ce grand moment d’histoire, quand on avait connu Mao et Lin Piao, quand on les avait vus, tel Hegel Napoléon, passer sous ses fenêtres, comment, quand on était Jean Vincent, pouvait-on accepter de n’être qu’un modeste « chef de poste », amoureux fou de l’« info », passant ses jours et ses nuits, une bouteille de whisky à portée de la main, à guetter les nouvelles de la BBC ?

Aujourd’hui, c’est l’inverse. Le temps a passé, et c’est l’inverse. Et mon admiration va, désormais, aux autres, ceux-là mêmes que je prenais alors de si haut, les conteurs, les narratifs, les amants de la chose et du fait – et, parmi ceux-ci, les curieux du détail et du trivial, les exégètes de l’infime, les explorateurs du banal : impressions, sensations, irrégularités de l’histoire, couleurs, portraits, petits faits vrais, croquis, hasards, atmosphères, le parfum même de la presse libre (c’est-à-dire libre, d’abord, des langues de bois).

Chez les morts – et pour m’en tenir à ce que je connais le mieux, c’est-à-dire la France : Albert Londres, que j’ai fini par lire ; Kessel ; Lucien Bodard ; mais aussi les Notes et Reportages d’un vagabond du monde de Panaït Istrati ; les reportages de Herbart en Indochine ; les chroniques espagnoles de Jean-Richard Bloch ; les reportages de guerre de Vailland dans Action puis Libération ; les maîtres, en un mot, de ce journalisme littéraire que j’avais si longtemps considéré avec dédain.

Chez les vivants : les journalistes, les vrais, ceux que je devine prêts à jouer leur réputation, leur talent, parfois leur vie, sur la question de savoir ce qui s’est réellement passé, au détail près, dans tel village près de Kigali ; si la ligne de front, au nord-est de Freetown, en Sierra Leone, a avancé, dans les dernières semaines, de cent ou de deux cents mètres ; quel fut l’angle de tir exact de la balle qui tua, à Gaza, le petit Mohamed al-Doura ; combien de morts, au juste, lors de la prise de Cazombo au Moxico ; combien d’obus talibans, en une heure, à Taloqan ; le poids relatif, au Sud-Soudan, de Riek Machar, Lam Akol, Kerubino Kuanyin, William Nyuon, les seigneurs de la guerre en rivalité avec John Garang.

Je ne les nomme pas, ces vivants. Qui veut les reconnaîtra. Mais c’est à eux, à leur exemple et modèle, que je dois, depuis presque trente ans, les pages de mes livres dont je suis le plus fier : tel portrait de Garang, justement, dans une ville fantôme du Sud-Soudan ; telle rencontre avec Massoud, au cœur du Panchir assiégé ; mes reportages sur les guerres oubliées ou sur la Bosnie bombardée ; mon enquête sur la mort de Daniel Pearl, héraut et martyr de cette presse en liberté.


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