Dans le récent débat sur l’entrée de la Turquie en Europe, dans le festival d’hypocrisies et de non-dits auquel il a donné lieu et qui s’est soldé, à Copenhague, par des demi-promesses embarrassées, on a confondu trois choses.
Le problème politique des critères d’adhésion à ce pacte institutionnel qu’incarne l’Union européenne. Il est vrai que, de ce point de vue, la Turquie est encore loin du compte. Il est vrai, notamment, que le modèle européen suppose un type de traitement de la question des minorités (voir, par exemple, le traitement de la question basque par l’Espagne) dont le moins que l’on puisse dire est que l’on ne s’inspire guère, à Ankara, dans la gestion de la question kurde. Il est vrai, également, que la construction européenne n’a été et n’est encore possible qu’adossée (cf., notamment, l’Allemagne post-nazie) à une politique de la mémoire scrupuleuse, douloureuse, dont on attend que la Turquie fasse montre dans le traitement de son trou de mémoire arménien. Et sans doute est-il sage, enfin, de s’interroger sur ce que signifie, en profondeur, la victoire récente d’un parti islamiste (oui, islamiste – et gare, une fois de plus, au terrible attrape-nigaud qu’est la formule « islamiste modéré ») dont nul ne sait jusqu’à quel point elle pourrait remettre en cause l’héritage laïque d’Atatürk. Pas de Turquie en Europe, autrement dit, tant qu’au terrorisme kurde on répondra par un terrorisme d’Etat. Pas de Turquie en Europe sans la reconnaissance solennelle du génocide arménien. Pas d’avenir européen pour un pays qui, d’aventure, réimposerait à ses femmes le port humiliant du foulard.
Le problème de l’appartenance de la Turquie à l’espace de civilisation qui, depuis l’Antiquité, porte le nom d’Europe. C’est ici que l’hypocrisie commence. C’est ici que les prestiges conjoints du supposé bon sens et de l’amnésie ont fait le plus de dégâts. Faut-il rappeler à ceux qui doutent de notre communauté de culture qu’Hérodote, Ésope, Thalès de Milet, les héros troyens de L’Iliade naquirent dans l’actuelle Turquie et ont marqué cette terre ? Faut-il rappeler à M. Giscard d’Estaing et à tous ceux qui, comme lui, sont soucieux de voir l’Europe rester fidèle à la part chrétienne de ses racines que c’est en Turquie qu’est né l’apôtre Paul ? en Turquie et, plus précisément, en Anatolie que furent délivrées les Épîtres aux Galates ? faut-il leur rappeler que c’est en Turquie, toujours, que se sont tenus les premiers conciles œcuméniques de l’Église, à commencer par le concile de Nicée ? Quelle régression depuis le temps, il y a un siècle, où, d’un Empire obsessionnellement tourné vers l’Ouest et dont les pachas étaient bosniaques, hongrois ou grecs, on disait qu’il était « l’homme malade de l’Europe » ! Quel bond en arrière par rapport à l’époque où, quand Hugo, dans Le Rhin, évoquait les « Six Puissances de Premier Ordre de l’Europe », il énumérait « le saint-siège, le Saint Empire, la France, la Grande-Bretagne, l’Espagne et bien entendu la Turquie » !
Le problème philosophique, enfin, de ce que l’on entend bâtir quand on parle de construire l’Europe. De deux choses l’une, en effet. Ou bien l’on entend par « Europe » une sorte de méga-nation qui aurait vocation, à terme, à se substituer aux nations existantes et qui devrait avoir, comme elles, des frontières claires, bien dessinées – et, alors, je comprends le vertige qui s’empare de certains à l’idée d’une extension « indéfinie » desdites frontières. Ou bien Europe désigne, au contraire, un effort pour se déprendre des vertiges, des crispations, des réflexes et, parfois, des délires identitaires ; Europe est, comme l’ont cru ses pères fondateurs, l’autre nom d’un dispositif politique dont la première fonction fut, non de se substituer aux Etats-nations, mais d’instaurer, au sortir du nazisme, puis face au péril communiste, une communauté démocratique de destin et de paix ; et alors on comprend mal l’excommunication de la Turquie – et alors, oui, la nature de l’époque où nous entrons et qui est celle où le péril majeur ne s’appelle plus ni le nazisme ni le communisme mais l’islamisme devrait nous faire accueillir à bras ouverts l’un des très rares pays musulmans à avoir, depuis des décennies, aboli la charia, donné le droit de vote aux femmes, garanti la séparation de principe entre sphères publique et privée, bref, prouvé la compatibilité, sur grande échelle, de l’islam et des valeurs européennes de liberté de conscience, de laïcité.
C’est toujours le même débat. Voulons-nous le triomphe des Ben Laden ou des Massoud ? Des partisans de la confrontation ou de ceux du dialogue des cultures ? Sommes-nous, comme les disciples de Huntington, résignés à la guerre des civilisations ou entendons-nous la conjurer ? Pour tous ceux qui ne consentent pas au pire et qui se refusent à entrer dans le jeu des terroristes, il n’y a pas de doute : le retour en Europe des héritiers de Byzance, d’Atatürk et du cosmopolitisme de l’Empire ottoman serait preuve, non de faiblesse, mais de souveraineté et de force – ce serait notre première vraie victoire stratégique dans la guerre froide qui nous oppose aux tenants du nouveau fascisme.
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