GUY SCARPETTA : Tu affirmes, dans tes romans, un parti pris : celui du refus de l’autobiographie, de la confession, de l’expression directe. Pourtant, il est difficile de ne pas sentir, entre toi et le personnage de Baudelaire, une proximité, presque une complicité. Peux-tu t’en expliquer ?
BERNARD-HENRI LEVY : C’est vrai, oui, que je reste fidèle à cette éthique romanesque que j’avais déjà développé à propos du Diable en tête. Elle n’est pas « meilleure », ni « préférable » à une autre. Mais enfin, c’est la mienne. Et elle suppose, en effet, un goût du détour, de l’indirect, de la médiation poussée à son extrême. Mon idéal romanesque demeure celui du Flaubert de Madame Bovary et Salammbô. Celui qui disait à Louise Colet : « l’expression tue le style. » Quand je dis ça, on m’oppose toujours la fameuse phrase : « Madame Bovary c’est moi. » Comme si cette phrase ne voulait pas dire exactement le contraire de ce qu’on lui fait dire en général. Dire « Madame Bovary c’est moi », c’est dire, inversement, qu’il n’est plus rien d’autre, ce « moi », que la Madame Bovary du roman, — autrement dit qu’il s’est exténué, vidé de lui-même pour passer dans le livre. Alors, bien sûr, mon cas n’est pas le même. Et c’est vrai, en même temps, que j’ai une biographie et que je la manifeste assez souvent, par exemple à travers mes engagements politiques. Simplement, quand j’écris ces romans j’essaie d’abstraire cette biographie. J’essaie, à la lettre, de m’absenter du livre. Un jour, je raconterai ma vie. Je le ferai carrément. Mais je peux t’assurer que, ce jour-là, ce ne sera pas un roman.
G.S. : Et ta complicité avec Baudelaire ?
B.-H.L. : Comment ça, ma complicité ? Après ce que je viens de dire, je ne vais quand même pas te raconter de quelle façon, par quels traits secrets de mon être, en vertu de quelles connivences inavouées, j’ai été conduit à me « projeter » dans le héros de ces Derniers Jours. Je tiens, encore une fois, à ce que ce roman, comme le précédent, et comme, sans doute, ceux que j’écrirai encore, demeure à distance de mes émois les plus visibles. Pas de pathos, donc. Pas de considérations bouleversées sur toute « la part de moi-même » que j’aurais mise dans ce livre. Je reste assez fidèle, pour ma part, à cet idéal de littérature « froide », aussi peu « inspirée » ou « enthousiaste » que possible, que mon héros défend à la fin du livre. Lui, renie cette théorie après l’avoir exprimée. Je crois, moi, en revanche, y adhérer largement. Je pense vraiment que la littérature s’établit à la plus grande distance possible, non pas du monde bien sûr, mais de la transe, du sentiment ou de je ne sais quelle « vérité profonde » supposée affleurer entre les lignes et les pages.
G.S. : Tu peux tout de même t’expliquer sur l’histoire de tes rapports à Baudelaire ?
B.-H.L. : Ça, c’est autre chose. Parce que, pour le coup, c’est une histoire qui commence bien avant le roman. Ça va peut-être paraître étrange mais je me disais l’autre jour, en parlant avec Jean-Claude Fasquelle, que Baudelaire, pour moi, c’est un peu comme le judaïsme. Tu sais que j’ai eu un drôle de rapport avec la pensée juive. Elle était à la fois totalement absente de mes premiers textes (notamment La Barbarie à visage humain) et parfaitement omniprésente (dans cette même Barbarie, je l’ai compris plus tard, la plupart des concepts que je mettais en œuvre n’étaient pas compréhensibles sans une référence implicite et dont je n’étais moi-même, encore une fois, pas vraiment conscient, à l’esprit de la Bible et du Talmud). Eh bien, dans cette affaire, et toutes proportions gardées, c’est un peu pareil. Je connaissais Baudelaire depuis longtemps. Je le lisais. Je le citais de-ci de-là. Mais c’est quand je me suis mis à ce livre, il y a trois ou quatre ans, que j’ai pris la vraie mesure de tout ce que, sans le savoir, je lui devais. Mes analyses sur le Progrès, dans La Barbarie… Sur l’« histoire »… Mon insistance sur la question du « Mal »… Cet « antinaturalisme » méthodique qui a toujours été si essentiel pour moi… Ce refus du romantisme, notamment en littérature, que j’évoquais à l’instant… Toute la problématique du Testament de Dieu… Ce que je disais à l’époque — ça fait déjà presque dix ans ! — non seulement du judaïsme mais du catholicisme… Le pessimisme de principe qui baignait, outre ce livre, les précédents et les suivants… Tout cela était, à l’évidence, dans la droite ligne de Baudelaire… Sans parler de Pauvre Belgique, ce livre que je connaissais mal et dont je n’ai commencé d’apprécier l’importance qu’à la lecture du XIXe siècle à travers les âges de Philippe Muray : il y a dans ces fragments des choses qui auraient pu figurer, presque telles quelles, dans mon Idéologie française. En ce sens, la « proximité », comme tu dis, est très forte. Tant métaphysiquement que politiquement, l’auteur de Pauvre Belgique, celui de L’Éloge du maquillage ou des traductions d’Edgar Poe est certainement l’un des auteurs dont je me sens le plus proche. Puisqu’on parle de Poe, je pourrais presque dire que j’ai ressenti, en le relisant, lui, Baudelaire, une émotion du même ordre que celle qu’il a pu éprouver lorsqu’il a découvert l’auteur d’Euréka et qu’il y a retrouvé l’esprit même de sa philosophie.
G.S. : Quelle a été l’impulsion première de ce livre ? Comment en as-tu pris la décision ?
B.-H.L. : Tu vas dire que je me dérobe. Mais c’est vrai qu’il y a là une autre question à laquelle je ne peux pas répondre. Ce n’est pas mauvaise volonté. Ni coquetterie. Mais, vraiment, cela m’est impossible. Je me rappelle, il y a quelques années, qu’un journal féminin m’avait demandé d’évoquer ma « première » étreinte amoureuse. J’avais répondu, sans rire, que je ne m’en souvenais pas et que le commencement, dans ce domaine, me semblait se perdre dans « l’inassignable ». Pardon de la comparaison, mais pour un livre c’est pareil. Je ne sais jamais quand il a commencé. Encore moins quand je l’ai décidé. C’est un jour sans date. Une décision sans détermination. Un commencement dont j’observe qu’il est extrêmement difficile à marquer, à repérer.
G.S. : As-tu commencé par un plan ? Une vision d’ensemble ? Par la collecte d’un certain matériau ?
B.-H.L. : J’aurais presque envie de répondre, en parodiant qui tu sais : « au commencement était la clinique »… Oui, c’est ça, des images cliniques… Des images de corps souffrant, de corps lâchant, de corps mourant… Au commencement, il y avait des odeurs de médicaments, des parfums de cataplasme, des glouglous, des arrière-goûts de laudanum… Et c’est autour de tout ça, autour de ces éléments premiers, que le livre a épaissi et qu’est venue la trame…
G.S. : Tu t’es livré à une enquête ?
B.-H.L. : Oui, bien sûr. Il y a eu l’enquête clinique, d’abord : j’ai voulu savoir à quoi ressemblait, justement, une aphasie, quels en étaient les symptômes, les manifestations visibles et invisibles… Puis il y a eu l’enquête sur Bruxelles, très importante aussi, car le roman se passe vraiment là, rue de la Montagne, à l’hôtel du Grand Miroir — et il était très important, pour moi, de faire réellement vivre ces lieux, de les donner à voir… Et puis il y a eu, enfin, l’enquête baudelairienne elle-même : ce livre n’est ni de près ni de loin une biographie, mais il s’appuie sur un matériau biographique précis, et précisément maîtrisé. La règle, pour moi, était simple mais rigoureuse : chaque fois qu’un fait, un trait, un événement étaient avérés, je les respectais scrupuleusement ; et c’est dans l’intervalle, dans les « trous » du savoir en quelque sorte, que je logeais la fiction. Enquête forcée, là aussi. Multiples études de détail. Je n’ai disposé de la biographie de Pichois-Ziegler que trop tard, hélas, une fois l’enquête bouclée ; mais je crois avoir lu — ou parcouru — tout ce qui, avant ce monument d’érudition, faisait un peu autorité.
G.S. : Ton écriture obéit à un plan ? A une composition précise, fixée d’avance ?
B.-H.L. : Tu connais le discours convenu sur le thème : « mes personnages m’échappent, ils ont leur propre liberté, ils me conduisent plus que je ne les guide… » Je déteste ce discours. C’est ce qu’il y a de pire dans cette idéologie de l’« inspiration » dont on parlait tout à l’heure. Et c’est vrai que, pour cette raison au moins, je suis tenté de procéder avec une rigueur presque maniaque. Un « plan », si tu veux… Ou, mieux, un scénario… C’est ça, oui : j’ai l’hallucination très légèrement paranoïaque (dont je ne me dissimule pas, rassure-toi, l’ingénuité et les limites) d’une maîtrise totale de mon livre et c’est pourquoi je place au-dessus de tout l’exigence formelle. Peut-être poussé-je d’ailleurs la chose aux limites du tolérable puisque, comme on peut le constater rien qu’en feuilletant le livre, il n’est pas jusqu’à mes chapitres qui soient de longueur égale, mes paragraphes qui aient quasiment le même nombre de lignes, mes narrateurs secondaires qui interviennent dans la narration d’ensemble de manière rigoureusement symétrique, etc. Encore une fois, je sais les limites de tout ça. Je devine tout ce qui, dans un livre, et aussi savante qu’en soit la construction, échappe à la vigilance ou aux calculs de l’auteur. Mais enfin, c’est ainsi. C’est dans cette illusion que j’écris.
G.S. : La composition, donc, avant toutes choses.
B.-H.L. : Oui, mais attention ! Il y a composition et composition. Je me souviens d’un texte, justement de Baudelaire, où il oppose, sur ce point, Ingres et Delacroix, Ingres, dit-il, est quelqu’un qui, avant de prendre son pinceau commence par diviser l’espace, morceler sa tâche — quitte à abattre ensuite sa besogne pas à pas, carré après carré, avec une régularité presque scolaire : c’est la mauvaise composition. Delacroix, au contraire, est un peintre qui ne partage rien et qui attend, pour peindre, non pas que sa toile soit morcelée en autant d’espaces qu’il en faudra remplir mais (et c’est complètement différent !) que l’ensemble du tableau soit déjà couvert, déjà achevé dans sa tête. Espace non pas divisé, mais rassemblé. Temps non pas étalé, successif, mais resserré à l’extrême. Les adversaires de Delacroix, dit encore Baudelaire, l’accusent de travailler « trop vite ». Ah ! s’ils savaient… Oui, s’ils savaient que les quelques jours que dure l’exécution d’une toile sont encore trop au regard de la vision simultanée qu’avait le peintre de son œuvre avant de l’exécuter… Toutes proportions gardées, je suis plutôt, moi, du côté de Delacroix. Ce qui veut dire que je ne me contente pas de faire un plan ou un scénario (ce serait la méthode Ingres). Mais j’attends, pour écrire, d’avoir cette vision synoptique du livre en gestation. Tu me parlais tout à l’heure du moment où j’ai « décidé » d’écrire ce livre — et je te répondais que je ne m’en souvenais pas. Il y a un moment, en revanche, dont je me souviens toujours : c’est celui où je vois mon livre à l’extrême de sa condensation ; non pas des années d’écriture mais un instant ; non pas des centaines de pages mais un point. Tant que ce moment n’est pas arrivé, je ne peux physiquement pas rédiger. Tant que je n’ai pas vu le livre de ce regard total, je sais qu’il est vain d’essayer d’écrire. Il y a d’ailleurs un signe qui ne trompe pas, c’est que mon écriture même, ma graphie, est étrangement illisible, — elle ne « prend » pas, les lettres se défont, se délient. Ce que je dis du livre en général, je pourrais d’ailleurs le dire localement, de chaque chapitre ou de chaque paragraphe : je ne peux en tracer la première ligne que lorsque j’en ai la même perception globale. Ça ne signifie pas, bien sûr, que j’attende passivement ladite perception ni que je rêvasse en l’attendant. Au contraire ! Je ne cesse, pendant toute cette période, de prendre des notes, de griffonner, de fixer sur des bouts de papier des idées d’« attaques », de « chutes », de « rythmes », d’images, de mots, etc. Et cette « vision d’ensemble », je sais que c’est la plume à la main qu’elle finira par me venir. Simplement, je sais aussi le statut de ces notes. Je sais que ce n’est pas encore un « état » du manuscrit. Mais une manière, très longue, de tourner autour. Il y a des écrivains qui font des « brouillons ». Moi, je fais des « essais ». C’est ça, oui : j’essaie mon regard, j’éprouve ma voix, je teste des rythmes, des mouvements. Ce qui, sur le papier, donne un assez curieux résultat : mes premiers manuscrits ressemblent à un bizarre désordre de signes, connus de moi seul, et qui indiquent des hypothèses musicales autant que des séquences signifiantes. La plupart des écrivains commencent par les mots et affinent ensuite la ponctuation. Je commence, moi, par la ponctuation et c’est ensuite seulement, beaucoup plus tard, dans les mesures d’un rythme aussi essentiel à l’intelligence qu’à l’oreille, que je songe à détailler les mots.
Encore une image de la peinture. Je pense à l’instant, tandis que nous parlons, au texte de Barthes sur Twombly, où l’auteur de L’Obvie et l’obtus nous explique que, chez ce grand abstrait, c’est le geste qui vient d’abord. Toutes proportions gardées là aussi, c’est un peu ce que je ressens. D’abord le geste. La représentation de ce que sera la page. Le mouvement d’ensemble qui l’emportera. Plus tard seulement, le détail des tons, des teintes, des traits — et, bien sûr, des signifiants. Et puis, plus tard encore, après maintes versions, un texte qui commence d’être définitif et que j’ai besoin d’« essayer » lui aussi, en le dictant à haute voix ; à ce moment-là, dans ces heures de fièvre et d’extrême tension, on est presque dans une scène de la fin du roman, — sauf que c’est Joëlle Habert, que tu connais, qui tient le rôle du narrateur !
G.S. : L’étrange, c’est que ton parti pris esthétique, là, dans ce livre sur Baudelaire, est un parti pris baudelairien. Comme si la conception baudelairienne de l’art pouvait encore parfaitement (de même que sa conception du monde) être adoptée par un écrivain d’aujourd’hui. Ne vois-tu rien de « daté » chez Baudelaire ?
B.-H.L. : C’est une question embarrassante… Car j’ai beau chercher, j’ai beau me forcer à chercher, je ne vois pas… Peu d’œuvres, tu le sais, furent aussi tributaires de la circonstance. Peu furent aussi dramatiquement prisonnières des commandes, des exigences, des incidences ou des conjonctures qui l’ont parfois littéralement dictée. Et, pour cette raison au moins, tous ces textes devraient être terriblement datés. Or le miracle est là. Car c’est bien un miracle. On peut prendre les analyses sur l’art, l’inspiration, la nécessité de contraintes formelles. On peut prendre tout ce qui est dit sur le progrès, la révolution, la volonté de pureté. Ou bien encore — et sur le registre, disons, métaphysique — toute la veine catholique, ou érotique. Tout cela est d’une actualité bouleversante. Et je crois qu’on est en présence d’un cas singulier, peut-être même unique, de transtemporalité. Muray l’a très bien dit : on a là une voix apparemment ancrée dans le XIXe et qui parle, en réalité dans le XXe siècle.
G.S. : N’était-ce pas un défi d’écrire, en 1988, un livre avec un héros positif ?
B.-H.L. : Je ne sais pas… Peut-être… Si tel est le cas j’ai sérieusement modulé ce défi (et j’ai corrigé le côté, mettons, « édifiant » que le livre aurait pu avoir) en introduisant, à mi-parcours, un second héros qui est le narrateur et dont le moins qu’on puisse dire est qu’il est, lui, plutôt négatif et sombre. Non pas, du reste, que je l’aie fait pour cela. Mais sans doute y a-t-il ici l’un de ces effets romanesques, ou littéraires, dont je disais au début de cet entretien, qu’ils échappent à mon fantasme de contrôle absolu. Ce narrateur, quand j’y pense, n’avait pas, dans le projet initial, cette épaisseur. Il est venu en cours de route. A la lettre, il m’a échappé. Et s’il m’a échappé, c’est peut-être bien pour la raison que tu dis.
G.S. : Il y a une scène où ce narrateur, ce plagiaire, qui s’est approprié le texte baudelairien, vient cracher le morceau à Baudelaire moribond, aphasique… Et Baudelaire, soudain, se met à rire. Comment faut- il interpréter cette scène ?
B.-H.L. : A toi de choisir. Il y a l’hypothèse de l’imbécillité (Baudelaire n’ayant plus le souvenir de ces pages qu’il a pourtant dictées). Celle de la malignité (Baudelaire sachant à quoi le voleur s’expose, et ce qui l’attend). Il y a la possibilité que toute cette fin du livre soit une invention du narrateur, un trucage pur et simple, une mystification. Je ne tranche surtout pas. La « vérité », sur ce point comme sur d’autres, doit, dans mon esprit, rester en suspens. Et j’aime bien l’idée que le lecteur demeure, du coup, dans cette incertitude un peu perverse. Je n’aime pas l’idée de l’écrivain omniscient qui, comme Sartre le reprochait à Mauriac, sait mieux que les personnages ce qu’ils ont vraiment dans la cervelle. Mais je n’aime pas davantage — car c’en est le revers, le corrélât — celle du lecteur omniscient qui aurait, au terme de sa lecture, tous les éléments d’appréciation. Où est le romanesque sinon dans l’équivoque, l’ambiguïté programmée, l’esprit de perplexité ?
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