Il y a un coup de génie de Star Trek – celui-là même que Proust salue dans La Comédie humaine de Balzac et dont il s’inspirera, du reste, dans sa propre Comédie humaine, c’est-à-dire dans À la Recherche du temps perdu : le retour des personnages, leur récurrence romanesque, la façon qu’a cette récurrence de tisser et nouer la trame de l’intrigue.

Il y a une tradition narrative dans laquelle s’inscrit Star Trek et qui explique, sans aucun doute possible, la solidité, la durée de son succès – celle qui commence avec Voyage dans la Lune de Lucien de Samosate (au IIe siècle de notre ère, le tout premier récit dit de science-fiction) et qui va jusqu’aux Voyages en Utopie de Thomas More ou aux fables géniales de Jonathan Swift ou encore au Frankenstein de Mary Shelley.

Et puis il y a un message, enfin, de Star Trek – un questionnement proprement métaphysique auquel le philosophe que je suis ne peut pas être insensible : univers fini ou infini ? unité ou pluralité des mondes ? frontière des possibles ? le réel est-il réel ? est-il le seul mode d’être réel ? quid de l’Homme ? est-il le dernier mot de l’Histoire ? le surhumain, s’il advient, sera-t-il une variété de l’humain, une chute dans l’inhumain, un progrès en humanité ? qui, de Nietzsche ou de Darwin, autrement dit, avait raison ? ou, peut-être, Leibniz dans sa Monadologie ? ou Spinoza et sa théorie de la Substance ? ou, encore, leurs héritiers ultimes, Gilles Deleuze et Michel Foucault, pariant sur la « mort de l’Homme » et qui auraient aimé, eux aussi, Star Trek ? qu’en est-il enfin, dans Star Trek toujours, de l’esprit ? de ses rapports avec la matière ? faut-il se résigner à les voir à jamais séparés ? la raison est-elle compatible avec l’intuition ? où s’arrête la première ? où commence la seconde ? passerelles entre les deux ? barrières ?

J’aime ces fictions spéculatives.

J’aime cette mise en abyme du réel qui va de film en film.

J’aime cette odyssée interstellaire qui dure depuis… combien de temps, au juste ? je ne sais pas… j’ai grandi avec Star Trek… j’ai vieilli avec Star Trek… j’ai, d’année en année, accompagné les aventures de ce nouvel Ulysse qu’est Spock… je l’ai vu, au gaillard d’avant du grand vaisseau Enterprise, posté en ce point très précis du navire qu’on appelle le « Scruteur », nous rappeler que la première fonction de l’intelligence n’est pas de raisonner mais de voir… j’ai vu et accompagné tout cela et la vérité est que je n’ai, comme il se doit, pas vu le temps passer…

La question, aujourd’hui, est de savoir ce qui reste de cela.

Elle est de savoir, pour être précis, si cette philosophie en apesanteur, cette foi dans l’avenir, cette projection vécue dans les siècles futurs, convient aux temps de crise où nous sommes entrés – peut-être pour longtemps.

Avons-nous trop à faire avec les humains pour nous préoccuper des Vulcains ?

Trop de soucis avec ce monde-ci pour nous interroger sur ce qui se cache au- delà de ses frontières ?

La société réelle, ce pauvre corps social cannibalisé, dévoré, réduit en pièces par les traders fous de Wall Street et de la City, par les hedge-funders irresponsables, par leur âpreté au gain et leur intelligence proprement diabolique, est-elle encore en état de tolérer ce genre de divagation délicieuse ?

Spock a vieilli : est-ce à dire qu’il va mourir ?

Spock revient : est-ce pour un chant du cygne ?

Réponse le 17 mai prochain.

J’ai, personnellement, ma réponse – que je donne, ici, à mes risques et périls : comme pour les personnages de Proust et de Balzac, je crois à l’éternel retour de Monsieur Spock.


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