Pas surpris par l’antisémitisme de Morand dans Journal inutile. Car enfin attendait-on autre chose, franchement, de l’auteur de France la Doulce et des Chroniques de l’homme maigre ? du ministre plénipotentiaire de Vichy, ambassadeur à Berne et Bucarest, décoré no 2003 de l’ordre de la Francisque (François Mitterrand, pour la petite histoire, no 2002) ? qu’attendait-on, trente ans après, de l’apprenti fasciste qui, dans Réflexes et réflexions, osait écrire – sans l’avoir jamais renié – que l’hitlérisme était « une de ces médecines amères administrées aux peuples malades dont il importe de refaire un peuple bien portant » et que, sitôt « l’organisme du patient purgé, son sang réformé, son moral corrigé », on verrait « le soleil de la morale humaine, l’air d’une civilisation adoucie, rentrer par les fenêtres » ? On savait tout cela. C’est terrible, mais on le savait. Et ce Journal n’apporte, sur la question, pas la moindre information, ni le moindre repentir. Se garder donc, dans cette affaire, des deux tentations symétriques : Marcel Schneider qui, chez Ardisson, face à François Nourissier qui vient de faire observer qu’entre ce genre de textes et aujourd’hui il y a tout de même eu Auschwitz, ose répondre : « et alors ? » ; ou bien, à l’opposé, les commissaires politiques qui, après avoir « liquidé » Heidegger et Céline, profiteraient bien de l’occasion pour se débarrasser une bonne fois de celui qui, nonobstant ce qu’il pouvait penser et dire des « frisés » et des « crépus », a été le premier moderne à « jazzer » la langue française…

Plus troublant, en revanche, l’autoportrait de l’homme Morand tel qu’il se dégage au fil de ces deux mille pages. Morand, en principe, c’est un style. Une façon de se poser dans le monde, une modalité de l’être, un son. On était – on est – de Morand comme on est de Hemingway ou Fitzgerald : corps prestes et déliés, éloge de la vitesse et du voyage, élégance détachée. Or c’est bien là que l’on est surpris et, il faut bien le dire, un peu accablé. En fait de corps délié, un corps sans grâce, poussif, qui sent la sueur, les volets clos, la naphtaline, les draps sales, le sport et la baise tristes. En fait de détachement, un homme près de ses sous, avare, obsédé par ses « francs suisses », ses « placements immobiliers », le prix d’un sac Hermès ou d’une croisière – ou encore un veuf carrément sordide, en grande discussion avec Constantin Soutzo pour savoir qui des deux a droit à l’argenterie d’Hélène et à ses couverts en vermeil. Et, quant aux voyages, quant à la passion du déplacement et de la vitesse, quant au fameux cosmopolitisme qui reste le label de l’« homme pressé », cette hypothèse qui vient à la lecture : et si c’était, aussi, la passion de se fuir, de s’éviter ? une façon d’être toujours ailleurs que là où il était, histoire d’être bien certain de ne pas se rencontrer ? et s’il y avait deux Morand : l’écrivain merveilleux, le portraitiste, ici encore, de Rome, Londres et Vevey, et puis le fossile « abject » qui aura passé sa vie à aller voir ailleurs s’il y est ? J’ai écrit tant de livres, semble-t-il dire. Tant de chroniques et d’articles. Et si c’était comme une autre « bougeotte » – effroi de surdoué face au mirage du chef-d’œuvre impossible, inconnu, éternellement conjuré ?

Reste, chef-d’œuvre ou pas, cette inimitable façon de dire les « nuages si épais qu’on a envie de les aborder en fartant ses skis ». Restent les portraits de Chateaubriand gâteux auprès de Madame Récamier, de Duhamel et de son « affreuse gaieté de vieillard », d’Alain Delon et de son « arsenal de carabines » qui lui donne un faux air de Hemingway. Ou encore lui-même, Morand, avec sa « tête de vieux Chinois, cuit au soleil, noire sous les cheveux très blancs ». Restent, surtout, les relations avec Hélène malade, puis mourante – reste l’incroyable histoire d’amour de ces deux qui, jusqu’à la dernière heure, alors qu’Hélène n’est plus qu’une ombre, une épave, alors qu’elle ne peut plus lire, ni voir, ni entendre, alors qu’elle n’a plus de chair, à peine une tête, un dernier souffle qui s’éternise, vivante preuve de l’infime survie de l’âme après que le corps s’est presque éteint, reste l’image de ces deux qui, jusqu’à la toute fin, seront restés les mêmes « amants mariés », indéfiniment « ensemble » (le dernier mot d’Hélène) dans la passion comme dans la haine et l’amertume partagées : il lui fait la lecture, lui donne ses bains, lui achète des visons blancs qu’elle ne voit plus, il rentre de ses dîners pour, sur le bord de son lit, en smoking, tenter de les lui faire revivre en les lui racontant. Ce Morand-là, au chevet de sa princesse maléfique, sa sorcière, son âme damnée, est bouleversant. Il reste – l’émotion en plus – le très grand prosateur de Venises et Ouvert la nuit. Contre Sainte-Beuve. Lewis et Irène revisités. L’autre Morand, le vrai, est mort depuis longtemps.


Autres contenus sur ces thèmes