André Thirion vient de mourir. J’étais allé le voir il y a dix ans, à l’époque où je tournais Les aventures de la liberté et où je cherchais les derniers témoins de l’aventure surréaliste. Il m’aurait bien parlé d’autre chose, Thirion. Il aurait bien voulu me convaincre qu’il n’avait, alors, que 20 ans et qu’il lui est arrivé, ensuite, tant de choses plus passionnantes ! Mais non. Il n’était réellement, pour moi, que l’un des tout derniers vivants à avoir connu le jeune Breton. Il n’était que le dernier à pouvoir parler, comme s’ils dataient d’hier, du différend avec Aragon et des débats avec Naville ou Bataille, du surréalisme au service de la révolution, des rapports avec le PC, des tracts antifascistes de Péret, de la question de savoir ce qu’il fallait, aux yeux de ces prodigieux jeunes gens, commencer par changer – le monde, la vie, ou les deux. Bref, il eut beau faire, plaider, protester. Il eut beau me répéter qu’il avait eu une vie après le surréalisme, qu’il avait été gaulliste, résistant, conseiller municipal RPF, député, auteur de romans érotiques, j’en passe. Je l’écoutais poliment mais revenais toujours à tel ou tel détail de l’excommunication d’Artaud ou de Ribemont Dessaignes, aux séances du Globe, à la « hiérarchie dans les apéritifs» telle qu’on la pratiquait au Cyrano, aux mérites théoriques comparés du « vermouth » et du « mandarin-curaçao »… Une vie, une très longue vie, réduite à l’une de ses saisons. Une existence, presque un destin, figé dans ses clichés. Quelle misère. Quelle cruauté.

L’essentiel me séparait de Jacques Laurent. Mais j’aimais sa liberté d’allure. Ses faux airs de boxeur débraillé. Son profil de vieil enfant anxieux, alourdi par une mâchoire un peu forte. J’aimais ses anciennes arrogances. Cette façon d’être toujours au bord d’une insolence qui, depuis longtemps, ne venait plus mais que trahissait, parfois, un reste de frémissement dans les mains. J’aimais ce goût qu’il avait de décevoir, trahir, démentir l’image qu’on se faisait de lui : Maurras et Saint-Germain-des-Prés ; un pied chez Jean Raspail, un autre chez Bernard Frank ; son côté « réac rebelle » ; « re-re » comme on dit « bo-bo » ; ça donne, parfois, d’authentiques fascistes mais ça peut produire aussi cela, cette liberté, cette pratique systématique de l’écart, cette façon d’être convenu et marrant, académique et licencieux – Laurent, quoi ! La dernière fois, il y a un an presque jour pour jour, nous nous étions vus dans un bar d’hôtel pour enregistrer une discussion sur Sartre publiée dans ces colonnes. Et je me souviens – pardon, lecteurs du Point ! – comment, une semaine ou deux plus tard, le hasard nous ayant fait nous rencontrer dans la salle d’attente d’un ophtalmologiste parisien, il m’avait avoué : « si vous saviez comme ça m’a embêté de jouer, une fois de plus, les anti-sartriens de service ! car je m’en fiche, de votre Sartre ! je l’aime bien, dans le fond, et je m’en fiche ! ah ! si nous avions pu parler de Stendhal, par exemple… savez-vous pourquoi, chez Stendhal, l’expression “faire l’amour” n’existe pas ? et ce goût qu’ont certaines femmes d’être épiées… hein, d’où vient, d’après vous, ce goût qu’elles ont d’être suivies à la trace, épiées ? »

C’est il y a cinq ans, au Mexique, sur le tournage du Jour et la nuit, que j’ai connu Xavier Beauvois. Il était laconique et fiévreux. Changeant et obstiné. Il était exigeant. Il partageait avec Delon l’idée que les acteurs sont supérieurs aux comédiens et disait volontiers que le cinéma veut tout son homme, qu’il ne partage pas, ne fait pas de quartier : « pas l’idée de l’amour, l’amour ; pas des considérations sur la souffrance, le cri même de la souffrance ; à quoi bon des images si ce ne sont que des images ? » C’est cette intransigeance, presque cette violence, que je retrouve aujourd’hui dans Selon Matthieu, son dernier film. Un film sectaire, comme disent déjà les critiques paresseux ? Manichéen ? Mais non. Un film à son image. Radical, certes. Implacable. Un film qui nous parle, sans mièvrerie ni concessions, de ce qu’est devenu le monde ouvrier, de sa grande patience, de ses luttes. Mais un film complexe, en même temps. Nuancé. Un film qui nous montre des ouvriers bien sapés, fantaisistes et modernes, aimant les films de James Cagney en version non doublée – le contraire encore du cliché, du modèle Germinal, du chant éternel des travaux et des peines. Et un film où, surtout, comme le recommandaient Daney et Douchet, ses maîtres, l’auteur laisse leur chance, toute leur chance, à chacun de ses personnages : Matthieu donc, le prolo ; mais aussi le patron ; sa femme, joliment interprétée par Nathalie Baye ; les autres. Un signe : c’est le premier des films qu’il ait signés où l’acteur Beauvois ne se soit pas donné un rôle – et c’est celui des trois où j’ai le sentiment, pourtant, d’entendre le mieux, et de bout en bout, sa voix.


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