Il y a des libérations joyeuses : Paris, 1944, insurgé et en liesse. Et il y a des libérations de plomb : Varsovie, 1944 ; Berlin, 1945 ; ou même, plus récemment, Sarajevo. La libération de Mossoul relève, visiblement, de la seconde catégorie.

Bien sûr, le soulagement. Bien sûr, la joie de la victoire et, pour quelqu’un qui, comme moi, a vécu de l’intérieur quelques-uns des épisodes les plus terribles de la bataille, une intense émotion.

Mais, devant les images des survivants sortant, apeurés et hagards, de ces huit mois d’enfer, devant le champ de ruines auquel a été réduite l’une des plus anciennes villes du monde, devant le nombre de morts et des déplacés que Daech puis la guerre ont privés de tout, il est difficile de ne pas ressentir une vive inquiétude.

Fallait-il trois ans, déjà, pour se décider à agir ? Était-il nécessaire d’attendre, avant de lancer l’assaut, que l’ennemi ait pu fortifier ses positions, acquérir des armements sophistiqués, irriguer des réseaux terroristes à l’étranger, massacrer et massacrer encore ? Et se décidera-t-on un jour, lorsque l’évidence de l’horreur est si manifeste, à prendre enfin les devants et à tuer, comme disait Ingmar Bergman dans l’un de ses plus beaux films, L’Œuf du serpent ?

Pourquoi ne pas songer, devant l’importance de l’enjeu, à ce que la ville passe temporairement sous administration internationale ?

Quid, encore, du jour d’après ? La coalition s’estimera-t-elle quitte de ses devoirs sous prétexte qu’elle a fini par venir à bout, avec son armada, de quelques milliers de mauvais combattants qui n’étaient forts que de nos atermoiements et de nos faiblesses ? Et va-t-on, une fois de plus, décréter que “mission est accomplie” quand les survivants de cette pitoyable armée du crime se seront repliés à Hawija, Tall Afar, Raqqa… ou Paris ?

Quel sort les vainqueurs réserveront-ils au million de Mossouliotes qui ont, en grand nombre, avant de déchanter, accueilli Daech avec faveur ? Tiendront-ils celles et ceux qui sont restés, ou qui ont fui très tard, pour autant de collaborateurs ou, plutôt, pour des otages ?

Et comment ne pas deviner que le comportement des libérateurs, selon qu’il sera magnanime ou inspiré par la revanche, décidera du visage futur d’une ville qui peut, si l’on s’y emploie, se métamorphoser en un laboratoire de la réconciliation et de la paix ?

Qui s’attellera, du coup, aux travaux d’une reconstruction qui sera, si elle est réussie, une seconde libération ? L’Irak vraiment, en état de chaos chronique depuis la chute de Saddam Hussein ? L’Irak seulement, alors qu’il est gouverné par des chiites dont la haine des sunnites, majoritaires dans la ville, n’est un secret pour personne ?

Et pourquoi ne pas songer, devant l’importance de l’enjeu, à ce que la ville passe temporairement sous administration internationale ? pourquoi, face à cette table rase où ne restent debout aucune école, aucun hôpital, aucun lieu de mémoire ou de vie, ne pas confier un plan de reconstruction à un pool d’États donateurs, d’institutions mondiales, de fonds souverains arabes et non arabes ? et n’est-il pas géopolitiquement vital que l’ancienne Ninive redevienne cette cité cosmopolite qu’elle est depuis les origines de l’humanité urbanisée ?

Pour un Kurdistan libre

Et puis dernière question : les Kurdes. Ce sont leurs peshmergas qui ont, en octobre et novembre, ouvert aux Irakiens les portes de la ville. Et ce sont eux qui, comme l’Angleterre restée seule face aux nazis jusqu’en 1941, ont, deux longues années durant, le temps pour l’armée irakienne de se remettre de sa débandade d’août 2014, résisté, tenu une ligne de front de 1 000 kilomètres, puis refoulé Daech – combattants de la première heure, sentinelles d’une liberté qui, partout ailleurs, cédait face à la déferlante islamiste, boucliers.

Seront-ils les oubliés de la victoire ? Va-t-on, sous prétexte qu’ils ont été remerciés à la veille de la dernière bataille, dédaigner le rôle historique qu’ils ont joué ?

Le 25 septembre aura lieu, chez eux, au Kurdistan irakien, un référendum portant sur l’indépendance qui leur fut promise il y a un siècle et à laquelle ils estiment avoir plus que jamais droit. Le monde, face à cette question qui lui sera, d’une certaine manière, également adressée, aura à trancher entre deux réponses.

Pousser, comme à Ankara, Téhéran ou Moscou, des cris d’orfraie en conseillant à ce petit allié, désormais inutile, de se tenir bien sage et d’attendre : “n’ajoutez pas le chaos au chaos ; n’augmentez pas la quantité de poudre dans cette poudrière qu’est la région ; et gare à ce qu’un nouvel État n’enflamme pas encore davantage un Orient déjà bien compliqué.”

Ou entendre les voix qui, sur l’autre rive, objectent : “c’est l’Irak qui est un faux État ; c’est lui qui, né des convulsions de la Première Guerre mondiale, est une construction coloniale ; et rien ne vaut, pour asseoir la stabilité d’une zone, la consécration d’une nation déjà dotée d’institutions démocratiques solides, d’une culture du respect à l’endroit des minorités non kurdes et des femmes, d’un goût pour la laïcité, d’un souci de la bonne gouvernance et d’une inclination sincère vers l’Europe.”

Pour moi qui ai, depuis maintenant deux ans, sillonné ces terres de détresse et d’espérance, la conclusion ne fait guère de doute. Loin de déstabiliser la région, la naissance d’un Kurdistan libre sera un puissant facteur de stabilité et de paix.

La fin de la bataille de Mossoul doit être l’occasion de ce choix du cœur, de la justice et de la raison.


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