Fallait-il accepter de participer à ce colloque sur l’Afghanistan qui s’est tenu à Florence, toute la fin de la semaine dernière ?

Consentir à prendre la parole, pour la première — et peut-être la dernière — fois de mon existence, sous l’autorité d’un maire communiste, même « libéral » et « ouvert » ?

Me mêler à cette grand-messe de la bonne conscience et de la bien-pensance retrouvées, où le plus sympathique gotha de l’eurogauche s’est employé, trois jours durant, avec une émouvante et presque indécente application, à se refaire une vertu sur le dos du peuple afghan ?

Ces questions, j’avoue me les être posées, réellement, avant d’accepter l’invitation. Elles m’ont presque obsédé, ensuite, tout le temps de ces journées. Je n’ai pu me défaire de l’impression, souvent, que nous étions moins réunis, au fond, pour soutenir la cause afghane que pour sauver le P.C. et le socialisme européen. Mais enfin ! Comment faire autrement ? Pouvais-je, pouvons-nous faire la fine bouche quand c’est le thème, le nom et jusqu’à la mémoire, déjà, de la résistance afghane qui sont en train, tout doucement, de s’effacer de nos cervelles ? Et tous les moyens ne sont-ils pas bons pour tenter, si peu que ce soit, de briser l’atroce mur de cadavres qui est en train, peu à peu, de l’isoler du reste du monde ?

Singulière étroitesse

Et pourtant j’insiste…

Car je crois n’avoir pas assisté depuis longtemps à un rassemblement d’intellectuels aussi vain, aussi cocasse, aussi profondément ennuyeux.

Je ne savais pas que l’on pouvait passer tant d’heures, en 1982 encore, à se répandre en pesants et ridicules effets de tribune sur la « véritable nature » des régimes « dits socialistes ».

J’avais oublié que l’on pouvait déployer tant d’énergie, tant de ressources idéologiques à contester, à « dépasser » Lénine et à montrer qu’un pays, même soviétique, qui en « occupe » un autre est toujours, et nécessairement, un pays « impérialiste ».

J’avais perdu l’habitude, même, de ces petits jeux de bascule et d’équilibre politique qui font que, sous prétexte de « droits de l’homme », on ne peut parler de Kaboul sans prononcer, aussitôt, comme par réflexe conditionné, le nom du Salvador, du Chili, de l’Argentine.

Ah ! les droits de l’homme ! L’étroit de l’homme ! La singulière étroitesse des droits de l’homme quand ils se muent en politique ! Il y a hélas, aujourd’hui, une véritable vulgate-droits-de-l’homme qui est en train, de nouveau, comme celle de jadis, de faire obstacle à la pensée…

Angélisme

Un exemple précis ? L’étrange incapacité de l’assemblée à poser, tout au long de ses travaux, la seule question qui compte et qui est celle des armes. Cet incroyable angélisme politique qui fait que, exactement comme autrefois, aux temps de notre lâchage de la république espagnole, des hommes de « gauche » peuvent, d’une main, signer des résolutions de « soutien » à un peuple en rébellion et, de l’autre, le priver de ce qui pourrait nourrir, faire concrètement triompher sa lutte. Notre indifférence, au fond, à la solitude non point seulement affective et morale mais pratique, matérielle, militaire de ces hommes et de ces femmes qui, tandis que nous causons, combattent presque à mains nues la plus puissante armée du monde.

On a choisi, à Florence, de parler de « solution politique ». De « solution négociée ». D’un hypothétique « retrait » des Russes. D’un univers pacifié où victimes et bourreaux sauraient s’entendre et se comprendre. Ce qui veut dire que, en clair, on s’est moqué du monde…

Les Français ont besoin de gaz

Était-il si scandaleux, alors, de rappeler ces quelques évidences à la tribune ?

D’opposer à l’esprit de démission l’effort de Radio-Kaboul libre, cet ensemble d’émetteurs modulation de fréquence qui couvrent d’ores et déjà toute la région de Kaboul et dont nous avons reçu, de source diplomatique, les premières cassettes enregistrées ?

De citer, en revanche, à propos de la veulerie ambiante, et de notre singulier empressement, par exemple, à acheter le gaz de Brejnev, le mot d’Antonin Artaud hurlant, dans sa fameuse Lettre ouverte à Hitler écrite au plus fort de sa démence : « Venez vite monsieur le Chancelier, les Français ont besoin de gaz » ?

Il faut croire que oui. Il faut croire également que les socialistes parisiens ont bien vite pris le pli de l’indignation gauloise, patriote, cocardière. Car je n’avais pas encore achevé mon intervention que l’un d’entre eux, délégué officiel du parti, se levait pour me lancer, accusateur : « Assez ! C’est une honte. On est en train d’insulter la France. »

Kaboul et I’O.L.P.

Des exceptions bien sûr.

Jean Elleinstein, Gérard Israël ou Olivier Roy, par exemple.

Carlo Ripa di Meana, ce singulier parlementaire européen, aristocrate de grand style et homme de gauche authentique, que l’on dirait droit sorti du côté de chez Swann ou d’un roman de Tourgueniev et qui a su trouver les mots pour fustiger le pitoyable beuglement de terreur, de lâcheté, de complaisance avec lequel nous saluons, parfois, le progrès de la barbarie.

Maria Antonietta Macciocchi, surtout, dont l’intervention fiévreuse, lyrique, passionnée, fut l’un des rares événements vrais du congrès et qui eut l’audace de demander au nom de quelle incompréhensible logique les guérilleros de Kaboul peuvent se voir refuser une reconnaissance internationale que la presque totalité des nations a accordée, bizarrement, à une organisation comme I’O.L.P.

Et puis il y a eu les guérilleros eux-mêmes, bien sûr, que l’on a fini, tout de même, par daigner écouter quelques heures.

L’élégance de l’irréalité

« Non, je n’ai rien compris à tout ce qui s’est dit depuis trois jours. Et vous, de votre côté, je crois que vous n’avez rien compris à notre combat depuis trois ans. Que vous perdez votre temps à y appliquer les vieux schémas de votre “progressisme”. Et qu’il est urgent que vous compreniez, s’il en est encore temps, que nous ne sommes pas venus au monde pour le salut du “socialisme” à la française. »

L’homme qui s’exprime ainsi est chef d’un des partis de la Résistance. Le congrès est terminé et nous déambulons ensemble dans l’autre aile du Palazzo Vecchio, où se tient une exposition de manuscrits de Léonard de Vinci. Il y a quelque chose d’un peu irréel à revoir ici, dans ce palais florentin tout bruissant encore des échos de la grande Renaissance catholique, ce seigneur de la guerre islamique que nous avions rencontré, Marek Halter et moi, en août dernier dans sa maison de Peshawar. Mais l’irréalité, hélas, a parfois son éloquence — où se murmure cette fois, dans ce singulier chassé-croisé d’équivoques et de malentendus, que les résistants d’Afghanistan pourraient, tout bien pesé, être en train de mourir pour rien.


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