La première femme que l’on croise est une réfugiée. Elle est kurde, c’est au camp de Cukurca, dans l’Irak de Saddam. Elle allaite son enfant bien que l’enfant soit mort. Elle continue, par folie du désespoir, à donner le sein au petit cadavre, sous une tente de fortune, dans la puanteur des chairs et la terreur transie. Un homme est là, qui la contemple. Il a vu, depuis une vingtaine d’années, toutes sortes de camps, ceux de Thaïlande et ceux de Gaza, ceux d’Afghanistan et ceux du Bangladesh. Là, il comprend autre chose encore. En voyant dans ce camp des gens hier encore installés, médecins ou avocats, commerçants, professeurs, il saisit que nous pouvons tous basculer dans cette détresse sans nom. Les guerres qui attendent sont planétaires et sans merci.

Cet homme ressemble à un grand reporter. On le retrouve dans les prisons du Nigeria comme dans l’Algérie des massacres. Il rencontre Elena Bonner dans la Russie de Poutine, ou une éminence grise de la social-démocratie dans l’Autriche de Haider. Pourtant, il ne se contente jamais de rapporter des choses vues ou des propos entendus. Il décrit, avec un sens aigu du détail juste, un monde de sang, de trafics obscurs et de guerres oubliées. Il analyse également, et n’hésite pas à inventer parfois une voix intérieure à tel ou tel personnage. Du coup, on ne sait plus ou le ranger : journaliste, certes, penseur aussi, philosophe souvent, écrivain toujours. Bernard-Henri Lévy est tout cela. Avec hâte, avec grâce, avec rigueur et désinvolture, mélange peu ordinaire de vrai courage et de réels défauts. Si l’on met tout ensemble, finalement, le courage l’emporte. Et de loin.

Il suffit, pour s’en convaincre, de plonger dans ce millier de pages rassemblant des articles, conférences, interventions diverses de ces dernières années. On y retrouve tous les traits d’un enfant du siècle et de la philosophie qui est aussi, indissociablement, que cela plaise ou non, un vrai combattant, un vrai mondain, un vrai styliste. Pour ces raisons et quelques autres, il y a toutes sortes de gens que BHL irrite. Cela dure depuis longtemps Mais lui ne flanche pas, persiste et signe et, comme le titre l’indique, récidive. Toujours en guerre contre le fanatisme, les dangers de l’optimisme, les pièges des idolâtries. Toujours en guerre contre le fascisme français et la lepénisation des esprits. Toujours prêt à crever quelque bête immonde dont on sait la renaissance permanente. Sur la brèche, constamment. Prompt à tancer ceux qui à ses yeux s’égarent (par exemple Régis Debray ou Jean-François Kahn).

Antiplatonisme affiché

Dans le chaos du monde, le bretteur demeure attentif à ce qui échappe au bruit et à la fureur. A commencer par la philosophie, dont il a raison de rappeler qu’elle n’a pas pour tâche, contrairement à des illusions devenues courantes, de procurer sens à l’existence ni de prodiguer des médications à une humanité malade. « Le monde est une chose ; la philosophie une autre », écrit-il. Sans être fausse, cette formule rapide est partielle. Elle est d’ailleurs démentie de multiples façons par l’ensemble du livre, par son antiplatonisme affiché, par sa volonté de dégager des événements des matériaux pour la pensée. Par son attachement au judaïsme, également, qui ne dissocie pas radicalement « philosophie » et « monde ».

Dans plusieurs textes, et en particulier dans « Comment je suis juif ? » (également dans le no3 des Cahiers d’études lévinassiennes), Bernard-Henri Lévy explique pourquoi son identité juive, qui n’a jamais connu la honte ni la haine de soi, ne fait qu’un avec sa méfiance envers les idéologies de l’enracinement, de la race et du sang, avec son antifascisme et son souci de l’éthique. Il rappelle à ceux qui croiraient à un changement récent qu’il y a vingt-cinq ans, en publiant Le Testament de Dieu, le philosophe se réclamait déjà des Écritures et du Talmud, découverts après la publication de son premier vrai livre, La Barbarie à visage humain. Il n’en reste pas moins que la rencontre et l’amitié avec Benny Lévy ont modifié et approfondi sa conception de ce que signifie « être juif ».

Pour lui rendre hommage, les mots de l’amitié sonnent juste. Comme d’ailleurs à chaque fois que ce faux indifférent parle d’amour, et des fidélités qui importent. Car il n’y a pas, cela va de soi, que la guerre dans la vie. Il y a l’autre face, qui ne cesse d’habiter en silence ce grand fracas de pages et d’interventions : les femmes aimées, leur influence sur les livres, leur manière de nourrir et relancer l’écriture. On affirme généralement que ça n’a rien à voir. La vie d’un côté, l’œuvre de l’autre. Ou le monde par ici, et la philosophie par là. Pourtant, toujours, c’est indissociable, en réalité. BHL a le courage d’avouer : « Je ne peux écrire qu’en aimant. Je ne peux écrire que dans la proximité, sous le regard d’une femme. » N’oublie-t-il pas quelque chose ? Vers la fin du livre, il rectifie : « La guerre et l’amour : les deux moteurs d’un écrivain. »


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