Première image de Benny, hiver 1967, dans le bureau de Louis Althusser, rue d’Ulm. Il y a déjà cette force sèche, cette foudre, qui émanent de lui – et liée, mais pas seulement, à la Gauche prolétarienne dont il est le roi secret, une souveraineté mystérieuse, un rayonnement sans cause visible, qui semblent, ce matin-là, subjuguer jusqu’à notre vieux maître.

Dix ans plus tard. Peut-être un peu plus. C’est Maurice Clavel qui nous rapproche et, aux côtés de Maurice, Jean Zacklad, ce professeur de philosophie et de Cabbale dont le Séminaire de la rue Dieu jouera un si grand rôle dans le « tournement » de Benny et de quelques autres. Je le trouve mûri. Concentré. Un peu étourdi encore par la saison politique dont il vient lui-même de décréter la clôture, mais complètement revenu aux livres. A Clavel qui, je ne sais plus très bien pourquoi, lui rappelle l’existence de la cause palestinienne, il fait cette réponse splendide, qui vaut bien la « Résistance par logique » de Cavaillès et ne paraîtra folle qu’à ceux qui ne veulent rien savoir de la façon dont la pensée, parfois, se fait le forceps du réel : « Oui, d’accord, les Palestiniens ; mais n’oublie quand même jamais que c’est moi qui les ai inventés. »

Plus tard encore, quand je publie mon Sartre et que je m’y interroge sur l’énigme du Retour, désormais consommé, de ce jeune juif ex-moderne, en réponse donc à la cascade d’hypothèses que je lance pour tenter d’expliquer sa métamorphose : « Une analyse ? une conversion, une apocalypse intime ? une réconciliation avec la loi du père ou des pères ? un septième pilier ? une femme ? », cette lettre d’exultation sans réplique : « Une femme, oui, mais la même, mon vieux, toujours la même, chez qui, lorsque je doutais, lorsque je me sentais défaillir ou m’attarder, je savais pouvoir faire provision de force et de courage » – Léo, l’ancienne mao comme lui, la tendre intraitable, qui l’accompagnera d’un bout à l’autre de sa grande aventure politique et métaphysique.

Et puis l’amitié à partir de là, une neuve mais très profonde amitié, scandée par les péripéties de la vie de l’Institut d’études lévinassiennes, que nous fondons, avec Alain Finkielkraut, à Jérusalem ; par nos dîners avec Jean-Claude Milner qu’il aimait et admirait tant ; par le rapprochement avec « Bob », l’âme de cette Bergerie des Corbières, devenue Editions Verdier, à laquelle cet éternel stratège conférait un rôle essentiel dans sa guerre de longue durée contre les « penchants criminels de l’Europe démocratique » (Milner, encore) ; et puis par tous ces textes qu’il m’envoyait, traduisait, commentait parfois – en juillet encore, cette exhortation fraternelle à commencer d’entrer dans le texte de Rabbi Akiba…

« Nous portons le même patronyme, m’avait-il apostrophé la veille, mi-bourru mi-rieur, devant les étudiants de l’université hébraïque de Jérusalem qui n’ignoraient rien de notre différend complice quant aux deux façons d’être juif. Nous portons le même patronyme et peut-être sommes-nous comme les doubles, les correspondants, les intercesseurs l’un de l’autre dans nos mondes respectifs : toi mon émissaire dans l’univers de l’affairement dont j’ai pris congé voilà vingt ans ; et moi, j’espère, un jour le tien dans celui du Nom et de la Loi où tu t’obstines à ne pas vouloir entrer. »

Émissaire de Benny, dans la trivialité du siècle, pourquoi pas. Mais lui le mien dans cet univers de la Tradition orale dont il était en train de devenir un maître, quelle chance, quel privilège – et, à partir d’aujourd’hui, quelle irréparable perte !

Jamais je n’ai vu personne faire vivre, comme il le fit ce jour-là, les lettres carrées d’une page de Rachi.

Jamais je n’entendrai un autre talmudiste me donner le sentiment de trouver, dans un commentaire de Hillel, la réponse à une question laissée en suspens par les Ennéades, le Sophiste ou, tous délais expirés, la Monadologie.

Jamais, non, plus jamais, je ne le verrai s’exclamer si drôlement, face à l’un de ses étudiants ajoutant le péché d’ignorance à la naïveté progressiste (car ce prétendu « extrémiste » avait des étudiants qui, souvent, se réclamaient de la gauche israélienne) : « Tu peux dire toutes les sottises que tu veux sur l’Etat, la Terre, le gouvernement ceci ou l’Autorité cela ; mais pas touche au Gaon de Vilna ! non, le seul point sur lequel je ne céderai jamais, c’est le Gaon de Vilna ! »

Seul un romancier pourra raconter un jour l’extraordinaire ascendant qu’aura exercé sur deux générations le jeune homme de 58 ans qui vient de mourir à Jérusalem.

Pour l’heure, il ne reste à ses amis, bien démunis, qu’à pleurer le seul d’entre nous qui aurait su penser ensemble, comme dit le Verset, le reste d’Israël et celui de la France.


Autres contenus sur ces thèmes