Le bashing est-il en passe de devenir la forme ultime de la politique ? Hier, Hollande. Avant-hier, Sarkozy. Aujourd’hui, Aurélie Filippetti devenue en quelques semaines, sans que l’on sache ni comment ni pourquoi, « l’un-des-plus-mauvais-ministres-de-la-Culture-de-ces-dernières-décennies ». Venu de prédécesseurs arrivés, eux, à l’heure du bilan, le reproche fait sourire. Repris par des adversaires reniflant, ou croyant renifler, le maillon faible d’un régime qu’ils n’ont jamais cessé de juger illégitime, il ne compte guère. Orchestrés, en revanche, par une presse dont le souci devrait être de comparer, confronter ce qui est fait à ce qui fut promis, rapporter ce qui est tenté à la diminution sans précédent des moyens octroyés, ce jeu de massacre, cette litanie grégaire et sans arguments, cette façon de prendre des airs profonds et entendus pour répéter en boucle que la ministre « déçoit » ont de quoi surprendre et peut-être inquiéter. L’on prendra la précaution, ici, de se donner le temps de juger. Et l’on se rappellera, pour l’heure, et pêle-mêle, l’apparition, sur un plateau de télévision, il y a dix ans, d’une jeune romancière venant déposer aux pieds d’un Guillaume Durand stupéfié le cadavre de la classe ouvrière ; une belle histoire de méritocratie républicaine sur fond de ce qu’un aîné (passé, lui, par l’autre Ena, celle du gauchisme) avait appelé le chagrin lorrain ; ou un meeting sur le Darfour où nous avions, ensemble, en 2007, entraîné une candidate socialiste se demandant s’il était bien raisonnable de donner au Soudan postcolonial des leçons de démocratie et de liberté. Sont-ils si nombreux, les responsables socialistes d’aujourd’hui capables de compter jusqu’à trois : fidélité, oui, à la tradition anticoloniale ; mais insistance, non moins intraitable, sur l’héritage antitotalitaire ; et puis cet ancrage dreyfusard par quoi tout a commencé ?

Pour Gilles Jacob, qui aura été, pendant presque quarante ans, aux commandes du plus beau festival de cinéma du monde, la cérémonie des adieux a commencé. Et, l’homme étant aussi écrivain, elle prend la forme d’un livre étrange, laconique et dense, crépitant et drapé, sans point fixe et, néanmoins, compulsif, qui ressemble à un exercice de mémoire (le fameux Je me souviens de Georges Perec) sur fond d’une expérience du temps qui n’est pas, elle non plus, sans précédent (la synesthésie proustienne… le temps immobile de Claude Mauriac…). Si vous voulez savoir à quoi ressemblait le monde à l’époque où il y avait des speakerines à la télévision et où on les virait quand elles montraient un genou à l’antenne ; où France-Soir était le premier quotidien de France et où l’on vous accueillait, chez le coiffeur, en vous demandant : « c’est pour les cheveux ou pour la barbe ? » ; où, quand on ratait un film, il n’y avait ni streaming ni peer-to-peer, il fallait attendre qu’il repasse à la Cinémathèque ou au ciné-club de son quartier ; si vous n’avez connu que par ouï-dire un paysage des lettres où régnait un hussard sans uniforme nommé François Nourissier, où un certain Bertrand Poirot-Delpech incarnait, lui aussi, une certaine promesse de l’aube et où on lisait des auteurs nommés Mirbeau, Romain Rolland ou Mazo De La Roche ; si vous voulez comprendre, surtout, pourquoi ce monde où les enfants jouaient au cerceau et où la gare Montparnasse abritait encore l’ancienne boutique de Méliès est le même que celui de Wikipédia, des PC ou d’un ami des lettres signant ses gazouillis « jajacobbi », alors lisez, oui, ce recueil de coquecigrues que son auteur a l’élégance d’intituler Les pas perdus. Un énigmatique épilogue rappelle pourquoi il est toujours prudent de prendre les devants et de donner, soi- même, la version de sa propre aventure.

C’est également ce que fait, à une génération d’écart, un autre acteur majeur d’un monde dont on ne sait pas davantage s’il est condamné, ou non, à dis- paraître. Ce Monde à part (Flammarion), signé Jean-Marie Colombani, relate l’une des séquences les plus singulières de l’histoire de la presse de ces dernières décennies. Qui a voulu, au début des années 2000, tuer le quotidien français « de référence » ? Quels intérêts gênait-il ? D’où vient la haine que lui ont successive- ment portée tous nos présidents de la République sans exception ? Comment, pourquoi la volonté de mettre au pas ce journal né, il faudrait dire re-né, sur les fonts baptismaux de la Résistance alors qu’il plongeait ses lointaines racines dans l’épisode moins glorieux de l’école des cadres d’Uriage, était-elle devenue l’idée fixe d’un quarteron de comploteurs où se remarquaient un nouveau Fouché, des « enquêteurs » stipendiés, ou la réincarnation falote de cet autre ministre des Affaires étrangères que Napoléon appelait une « merde dans un bas de soie » ? Ce livre donne sa version de cet épisode qui appartient désormais à l’histoire. Mais il a le mérite de le faire au prisme des sujets de chair qui l’ont faite et vécue. Trois hommes. L’auteur, bien sûr. Mais aussi ses deux alliés d’alors, Edwy Plenel et Alain Minc, dont l’improbable pacte était comme l’un de ces nœuds borroméens dont on aurait dû savoir, depuis Lacan, qu’ils ont la propriété de ne pouvoir se dénouer en un point sans que l’ensemble de ce qu’ils retenaient ne tombe automatiquement en poussière. Passions… Trahisons… Études de mœurs et anatomie des rêves de chacun… On est, cette fois, du côté de chez Balzac et d’une « comédie humaine » qui s’écrit, comme toujours, « fil à fil ». À moins qu’il ne s’agisse d’une moderne éducation, non sentimentale, mais politique – et dont tout le monde a intérêt à tout faire pour que l’on n’ait pas, un jour, à dire : « c’est ce que nous avons eu de meilleur ».


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