Deux fois huit jours à New York pour cause de sortie de livre. Je vois des journalistes, des intellectuels, des politiques en pagaille, des amis. Or la première chose qui me frappe, c’est que personne, je dis bien personne, ne me parle du 11 septembre – Ground Zero est toujours là, plaie béante au bas de la ville, mais deux ans se sont écoulés et tout se passe comme si ce traumatisme énorme, censé avoir précipité l’Amérique dans une époque nouvelle, appartenait déjà à l’Histoire. Alors, quoi ? Refoulement ? Occultation ? Le dynamisme légendaire qui fait que les New-Yorkais, comme d’habitude, vont de l’avant, tournent la page ? Amnésie ? Déplacement, quasi freudien, en direction de la scène irakienne ? Je n’ai pas d’explication.
Chirac est en ville et les journalistes ne me parlent que de cela : que veut, réellement, la France ? est-elle, de partenaire, devenue ennemie ? quel est le secret de Villepin, cet étrange personnage qui n’en finit visiblement pas de les intriguer ? A la fin de la journée, sur Fox News, la chaîne de Rupert Murdoch, où l’on me demande pour la énième fois, sur le ton jugulaire-jugulaire du colonel de Full Metal Jacket, si la France est « un élément de la solution ou du problème », je ne peux m’empêcher de lâcher : « je viens juste d’entendre, depuis la cabine de maquillage, la charge inouïe de violence du sénateur Ted Kennedy contre votre gouvernement ; êtes-vous sûr, vraiment, que Bush n’ait pas de pire ennemi que le président français ? »
Car pourquoi, après tout, cette fixation sur la France ? Pourquoi pas l’Allemagne, par exemple, dont l’Amérique pourrait légitimement estimer qu’elle l’a portée à bout de bras pendant quarante ans, dont la « trahison » devrait lui être, de ce fait, bien plus choquante encore et dont il n’est, pourtant, jamais question ? J’interroge Christopher Hitchens, intellectuel libéral, voire gauchiste, converti au néo-conservatisme et auteur de quelques articles sur une France transformée en « proxénète abject de Saddam ». Je m’aperçois, en l’écoutant, que la clé, c’est, comme toujours, le rendez-vous manqué, la déception, la proximité paradoxale, l’amour déçu : les intellectuels américains n’attendent rien, dans le fond, de l’Allemagne, alors que la France reste, quoi qu’ils en disent, l’un des rares pays au monde dont ils attendent encore quelque chose – haine amourée de l’Amérique pour la France et, bien entendu, vice versa.
Rencontre avec George Will, commentateur vedette à ABC, chroniqueur pour le Washington Post ainsi que pour un « syndicat » d’une bonne centaine d’autres journaux dispersés dans tout le pays, conférencier, essayiste à succès, j’en passe : ce ténor de l’intelligentsia néoconservatrice est à la tête, me dit-on, d’une PME idéologique ; il aurait une armée de nègres chargés de lui préparer discours, brouillons d’articles, formules ; il a un emploi du temps de ministre, un bataillon de secrétaires digne de Kissinger, un cabinet ; c’est l’archétype, en un mot, de ces journalistes d’institution – William Safire, Charles Krauthammer – dont nous n’avons, en Europe, pas de véritable équivalent. Au physique, un air de grand vertueux, tonnant contre la dépravation de l’ère Clinton. Au politique : la haine, encore, de cette France où l’on défile contre George Bush en Nike et tee-shirts made in USA.
John MacArthur, directeur du Harper’s Magazine, le mensuel intello new-yorkais, est, lui, de l’autre bord. Parle français. Pense européen. Fier de publier des textes de Baudrillard, Debray ou Sloterdijk. Ne vous méprenez pas, me dit-il. La colère anti-Bush monte. Pas sur la guerre elle-même, non. Pas sur le nouveau Vietnam, les boys tués tous les jours, etc. Mais sur le mensonge. Juste le mensonge. N’oubliez pas que mentir est, dans ce pays, l’un des crimes politiques les plus impardonnables. Clinton a frisé l’impeachment pour avoir menti sur une misérable affaire de sexe – difficile d’imaginer que son successeur puisse se tirer de son mensonge sur les armes de destruction massive de Saddam. Une campagne d’impeachment pour Bush ? Guetter la prochaine livraison du Harper’s…
Car c’est une autre illusion d’optique européenne. Ce que les libéraux américains reprochent au gouvernement, ce n’est pas la guerre elle-même. Aucun de ceux que j’ai croisés – pêle-mêle : les écrivains Doctorow ou Safran Foer, les grandes prêtresses de la branchitude new-yorkaise Diane von Furstenberg et Tina Brown, le columnist du New Yorker Adam Gopnick… – ne m’a fait le coup de l’Amérique impérialiste, prédatrice, etc. Aucun ne tombe dans les pièges et clichés de l’altermondialisme européen. Non. Le problème, de leur point de vue, ce serait plutôt les risques de régression sociale, les menaces sur la santé, l’éducation, le Welfare State, la montée du néofondamentalisme chrétien, la peine de mort. Pour ceux-là, la cause est entendue : Bush, avant d’être un danger pour le monde, est un danger pour son propre pays.
Dernière déambulation dans Manhattan. « L’étrange douceur lasse que prennent les visages, à New York, quand les premières lampes s’allument dans Broadway. » Sartre, Situations III.
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