J’ai fait un reportage, au Nigeria, sur le drame de milliers de chrétiens persécutés, torturés, massacrés par les Foulanis, ces bergers peuls gagnés à l’islamisme radical. 

Il s’agissait, dans l’esprit d’un livre que j’ai consacré, il y a vingt ans, aux guerres oubliées du Sri Lanka, d’Angola ou du Soudan, d’inscrire cette tragédie dans nos radars et de percer l’épaisse nuit de silence dans laquelle sont reléguées ses victimes. 

Et j’ai tenu à le publier, ce texte d’alerte, dans un grand magazine, Paris Match, dont la vertu est d’informer sur les désastres non moins que sur les têtes couronnées, sur les charognes baudelairiennes autant que sur les fêtes galantes du moment – et de se servir de la curiosité qu’éveillent spontanément les unes pour mettre l’éclairage sur les autres. 

Eh bien, en un sens, quelle réussite ! Mon texte est à peine imprimé que quinze « spécialistes » s’unissent, dans une tribune du Monde Afrique, pour disserter sur la question. La petite troupe hisse son pavois et fourbit ses porte-plumes. On tweete, on dépêche, on rameute le ban et surtout l’arrière-ban. Bref, le Nigeria s’invite enfin dans les consciences. 

Mais, en même temps, quelle misère ! Car j’ai rapporté des scènes sorties d’un cauchemar de Goya. J’ai raconté un pays que, pour parler comme Aragon, les « bouchers écorchent ». J’ai mis le doigt sur une urgence humanitaire et morale dans sa plus pure et atroce réalité. Or quel est le premier réflexe de ces éminents spécialistes ? Pinailler. Polémiquer. Multiplier les arguties ethnicisantes sur l’histoire du contentieux entre Peuls et Haoussas. Etablir, à toute force, que les milliers de morts et les centaines de milliers de déplacés qui endeuillent la Middle Belt du Nigeria sont dus à des guerres tribales indéchiffrables, ou à des conflits immémoriaux entre éleveurs et agriculteurs, ou au réchauffement climatique qui fait transhumer les troupeaux vers le sud – mais jamais, au grand jamais, à un affrontement politique, idéologique et religieux qui pourrait, un jour, conduire à un carnage du type de celui du Darfour. 

Je passe sur la mauvaise foi qui fait accuser un reporteur alertant sur un risque de génocide de crier au loup : c’est bien parce que l’on n’y est pas, c’est bien parce que j’ai la conviction que les hommes de bonne volonté peuvent, cette fois, arrêter la machine à tuer que j’ai voulu me rendre sur place, à portée des fosses communes et des témoins. 

Je passe sur les élucubrations : où est ce « clash des civilisations » dont je serais le chantre ? n’ai-je pas pris soin, comme jadis au Bangladesh, ou en Bosnie, ou, aujourd’hui, au Kurdistan, de rappeler que les musulmans sont, eux aussi, ciblés par la guerre totale lancée par le djihadisme ? et dans quel mauvais fond de complotisme va-t-on chercher que je serais devenu le ventriloque d’une « droite chrétienne » ayant pour projet – on se demande bien, d’ailleurs, pourquoi – de crier au massacre comme on joue à chat perché ? 

Je passe aussi sur l’ire qui gagne ces doctes à l’idée d’un écrivain s’emparant d’une matière dont ils auraient la patente et le monopole ; je passe sur leur prose tremblante d’émotion, non pas face aux massacres, mais face à de coupables « choses vues » ; et je passe sur leur volonté de n’évoquer les charniers qu’à la condition d’en affiner les causes, d’en creuser les généalogies, d’en balancer les torts entre victimes et bourreaux, bref, d’en dresser un tableau si minutieux qu’on ne fait, à l’arrivée, que noyer le poisson. 

Le fond de l’affaire, c’est que le Nigeria – nul besoin d’être vice-chancelier d’une université de technologie pour le savoir – a été, par le passé, au Biafra, le lieu d’une guerre millionnaire en morts dont il n’est pas interdit de se souvenir. 

C’est que la mémoire africaine a connu, du Rwanda au Sahel en passant par le Darfour et le Sud-Soudan, des conflits dont on ne cesse de dire « ah ! si seulement on les avait détectés à temps ! » : or tous eurent pour prolégomène cette sorte de bellicosité rampante et rattrapée, un beau jour, par l’idéologie ; chaque fois, l’allumette du nettoyage ethnique a fini par mettre le feu à une étoupe que l’on croyait faite de vagues histoires de troupeaux et de guerre pour les terres ; et, chaque fois, les seigneurs de la mort ont capitalisé sur des ressentiments économiques ou des querelles ethniques qui ont fini par dégénérer en guerre totale. 

Et le fond de l’affaire c’est qu’il faut se faire, hélas, à cette double réalité : le temps est revenu, du Proche-Orient à l’Asie en passant par l’Afrique, où l’on peut être chrétien et victime, chrétien et martyr ; et, du Yémen aux sables syriens, du Burkina au golfe de Guinée, brille cet astre noir ou, pour paraphraser la romancière nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, cette « autre moitié du soleil » qu’est l’islamisme. 

La science des faits, l’amour de la géographie, la précision statistique sont de belles et bonnes choses : mais, à trop se pencher sur un sujet, on finit par y tomber. On peut, tels les diplomates de « Belle du Seigneur », multiplier les rapports, accumuler les cuistreries et faire assaut de chiffres au son des balles et des croix que l’on abat : on aura savamment brossé le tableau d’une guerre de Troie qui ne doit pas avoir lieu – mais les corps s’amoncelleront dans les fosses de Jos. 

On peut dire et répéter qu’il ne se passe rien à Godogodo, sinon de vagues et exotiques conflits aux allures de pastorale : on n’aura fait que décliner, sur un autre mode, le bon vieux refrain d’une Afrique qui n’est jamais vraiment entrée dans l’Histoire – et gare, alors, au moment où l’Histoire, la vraie, avec sa part tragique, se rappellera à nous. 

Parfois, les Cassandre ont tort. 

Mais c’est en portant la plume dans la plaie que l’on conjure le pire.