Voilà.

La police belge, puis française, a correctement fait son travail.

Et l’on sait donc que c’est un Français, originaire de Roubaix, Mehdi Nemmouche, qui est, selon toute vraisemblance, l’auteur de la tuerie, samedi 24 mai, du Musée juif de Bruxelles.

Les juifs de Belgique ont peur.

Les juifs de Marseille, où, quand il a été interpellé, arrivait l’assassin présumé, ont peur.

Il n’y a pas un juif qui, en Europe, ne soit saisi d’effroi à l’idée des similitudes entre l’itinéraire de Mohmmed Merah hier et de Mehdi Nemmouche aujourd’hui ; il n’y a pas un démocrate que n’effleure la terrifiante idée qu’un Merah, un seul, c’était un cas isolé, une exception, une monstruosité dont on pouvait se dire, pour se rassurer, qu’elle était sans règle ni espèce ni lendemain – mais que deux Merah, un Merah puis un Nemmouche, un Merah renommé Nemmouche et singeant jusqu’au modus operandi de son modèle, cela fait beaucoup, cela fait le commencement d’une série et cela constitue, buzz et viralité aidant, l’ébauche d’un paradigme.

Comment cela est-il possible, se demande-t-on ?

Comment la France et la Belgique, c’est-à-dire l’Europe, ont-elles pu devenir ce lieu où l’on tue, de sang-froid, au seul motif qu’ils sont juifs, hier des enfants toulousains à la porte de leur école, avant-hier un jeune homme, Ilan Halimi, qui était l’innocence même et, aujourd’hui, ces quatre nouvelles victimes qui croyaient qu’un musée est un sanctuaire ?

Nos sociétés sont-elles à la hauteur de cette foudre qui leur tombe à nouveau sur la tête ?

Ont-elles pris, prennent-elles, la mesure d’un événement qui n’a aucune raison, sinon, de ne pas se reproduire encore et encore ?

Le lien, non seulement avec cette Syrie dont la non-intervention des Nations a fini par faire, comme prévu, la patrie des djihadistes, mais avec le climat de décomposition politique, sociale, morale, en Europe même ?

Le lien avec cette école de la haine et, il faut bien le dire, du crime que devient, trop souvent, Internet ?

Est-il raisonnable, par exemple, de s’enthousiasmer quand Google reconnaît à ses usagers un élémentaire « droit à l’oubli » et de ne pas s’émouvoir plus que cela quand le même Google enregistre, référence et, de fait, surmultiplie des centaines de vidéos, puis des milliers de « commentaires » qui sont autant d’appels au meurtre contre les juifs ?

Était-il raisonnable, quand Manuel Valls opposa la force de la loi républicaine au minable agitateur qui, en solidarité – mais oui ! – avec l’assassin d’Ilan Halimi, terminait ses meetings aux cris de « Libérez Fofana », de vaticiner sur la « tolérance en péril », la « liberté d’expression menacée » et le dialogue – « désaccordé » – qu’il faudrait maintenir avec les néonazis français ?

Et les imams ?

Et les jeunes de confession musulmane dont il ne faut pas se lasser de répéter qu’ils n’ont rien à voir avec cette saloperie ?

Qu’attendent les premiers pour condamner avec force, une bonne fois, cette insulte au Coran, ce blasphème, qu’est l’acte d’un Nemmouche ?

Et les seconds pour s’insurger, se mobiliser – scan- der peut-être, d’une seule voix, « nous sommes tous des juifs de Bruxelles potentiellement assassinés » ?

Qu’attendent-ils, tous, pour désavouer un Tariq Ramadan qui, quelques heures après la tuerie, alors que le monde était sous le choc, n’a rien trouvé de mieux à faire que d’écrire que « les deux touristes visés à Bruxelles travaillaient pour les services secrets israéliens » et que cet attentat n’était qu’une « manœuvre de diversion » dont le véritable but était de « prendre pour des imbéciles » les braves gens qui lisent et écoutent le penseur des Frères musulmans ?

On a bien lu.

Mira et Emmanuel Riva qualifiés, sous prétexte qu’ils étaient fonctionnaires, d’agents du Mossad.

Ce massacre transformé, sans l’ombre d’une preuve ou d’un indice, en je ne sais quel épisode d’une obscure guerre secrète. Toute la bêtise du conspirationnisme le plus glauque convoquée pour relativiser et, en fait, nier le crime.

Et personne ou presque pour s’en indigner.

Et personne pour, à l’exception de La Règle du jeu, sous la plume de mon ami Bernard Schalscha, souligner la communauté de pensée, une fois de plus, avec la rhétorique de l’extrême droite.

Et puis le mot même d’antisémitisme.

On sait que les mots tuent, mais qu’ils peuvent aussi sauver.

On sait, depuis Camus, que mal nommer les choses peut ajouter à la misère du monde, mais que bien les nommer, leur donner leur juste nom, les peser au trébuchet du bon nominalisme nietzschéen, est un acte de résistance.

D’où vient alors que l’on ait eu tant de mal à le prononcer, ce mot, ce simple mot, d’antisémitisme ?

D’où vient qu’il ait fallu tout ce temps aux autorités judiciaires et policières belges d’aujourd’hui, comme aux autorités françaises du temps de l’affaire Halimi, pour qualifier le crime et surmonter le déni ?

Et jusqu’à quand faudra-t-il tolérer de voir autant d’incendiaires des âmes – ou peut-être juste de crétins – qui, lorsqu’on fait ce travail de nomination, lorsqu’on appelle un chat un chat, et un meurtre de juifs un crime antisémite, hurlent à la « nouvelle bien-pensance » et au retour d’une « police de la pensée » devenue, à leurs yeux, bien plus que l’apologie du crime, le visage même de l’inacceptable ?

Ce sont des questions.

Il faudra y répondre, et vite, si l’on ne veut pas que la haine du nom juif redevienne l’angle mort, ou la part maudite, de l’Europe en dépression.


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