Venise. Au théâtre Goldoni, autour de Juliette Gréco et à l’initiative d’Hélène Tubiana et de son SOS Saint-Germain-des-Prés, la belle idée de « jumeler » un quartier de Venise (la Giudecca) et de Paris (Saint-Germain-des-Prés). Nous, civilisations, savons désormais que les villes, et même les quartiers, sont mortels…

Venise ? La seule ville au monde dont on sache que, si elle ne tourne pas au musée, à la vitrine aux souvenirs, au bazar, elle peut, du jour au lendemain, s’inonder, s’ensabler, s’effondrer sur ses pieux de bois plantés dans la lagune, devenir un autre Pompéi, tourner au labyrinthe définitif, disparaître. Le Saint-Germain d’Apollinaire, Sartre et Picasso meurt doucement, dans le fric et la fripe. Venise, elle, coule bel et bien, s’enfonce dans les sables, l’acqua alta, la nostalgie. Ville en suspens. Ville en sursis. Le sentiment, à Venise, d’une ville précaire, luttant, pied à pied, pour sa survie. Sauver Venise, disent-ils. À cette injonction, comment ne pas obéir ?

Le grand projet de sauvetage de Venise, le plan d’installation de digues fixes, d’écluses, de boudins gigantesques, d’éponges, l’idée – où je ne parviens pas à faire la part de l’humour surréaliste, pataphysique ou roussélien – de poser des « portes molles » ou d’immenses « navires-portes » capables, quand monte la marée, de bloquer l’accès à la mer, s’appelle, me diton, le « projet Moïse ». Quel Moïse ? Celui de la sortie d’Égypte ? Celui qui est destiné à mourir au seuil de la Terre promise ? Le Moïse sauvé des eaux ?

Elle n’est pas abstraite, me dit encore un des nouveaux doges de la ville, croisé au campiello Pisani, elle n’est ni mystérieuse, non, ni abstraite, la menace qui pèse sur la Sérénissime et qui fait si peur aux Vénitiens. C’est la montée des eaux, certes. Et c’est l’affaissement des terres. Mais si les eaux montent, et si les terres s’affaissent, c’est aussi le fait des cargos et pétroliers qui croisent sur la lagune ; c’est celui des autoroutes aquatiques sillonnées, chaque jour, par les milliers de touristes qui se déversent dans la ville ; c’est aussi la faute, insiste-t-il, au complexe pétrochimique de Marghera avec ses tonnes de produits radioactifs abandonnés, pendant des années, dans des décharges sauvages à la lisière de la ville. Pire que l’« Amoco Cadiz », l’« Erika », l’« Ievoli Sun », la marée noire rampante qui ronge sans fin les églises, les palais, les jardins de Venise.

La Venise dont Chateaubriand disait – mais c’était, lui, pour s’en réjouir – qu’elle est une « ville contre nature ».

La Venise de Proust, ouvrant ses fenêtres sur l’ange d’or de l’horloge de Saint-Marc : « Pourquoi donc les images de Venise m’avaient-elles apporté une joie et une confiance suffisantes pour que la mort me fût indifférente ? »

Ville-labyrinthe, ou ville en miettes ? Marcher dans Venise et apprendre de la bouche de Gianni de Luigi, administrateur du Goldoni, que la fameuse phrase de Nietzsche « Il faut émietter l’univers, perdre le respect du Tout », c’est ici, à Venise qu’elle fut écrite. Ville nietzschéenne, alors ? Venise ou le renversement, enfin, du platonisme politique (« La République », la sombre utopie des « Lois ») ?

Un qui n’a jamais marché, non plus, dans le cliché de la Venise morbide, faite par et pour la mort, et où l’on ne viendrait que pour en finir avec la vie, un qui n’a jamais voulu se résigner à la rengaine de la ville triste, hypnotisée par ses fantômes, prise dans la pierre et dans les algues de son passé radieux, c’est évidemment Sartre et c’est une autre façon de sauver Venise. Lagune ? Amants maudits ? Rêve de pierre et d’eau ? Sarcophages ? Marécages ? Tombeaux glacés ? Gondoles noires pour veilles d’agonies ? Sombres délices ? Embaumements ? Tourgueniev et Loti ? Mann et La mort à Venise ? Voir Venise pour, comme Barrès, y nourrir ses fièvres, ses dégoûts, ses exténuantes langueurs ? Mais non, s’esclaffe l’auteur de La reine Albemarle ! Bien sûr que non ! Il y a, sur Venise, cette ligne Barrès qui est aussi la ligne Maurras dans Les amants de Venise : Venise « tombeau des cœurs » de Sand et de Musset. Mais il y a ma ligne, qui est aussi celle de Titien et du Tintoret pour une fois réconciliés : une ville « lumineuse », une ville « gaie » – il va jusqu’à écrire « une des plus gaies, une des seules gaies d’Italie ».

Sartre à Venise. Le dernier Sartre, impotent, presque aveugle, qui n’a plus d’yeux pour voir, ni de jambes pour le porter. Mais cela ne fait rien. Il est là. Il est seul, à Venise, non pour y mourir, mais pour y revivre. Il est seul, oui, dans sa petite chambre de la Casa Frollo, tous ses autres sens en éveil, écoutant le murmure des canaux – ou bien, plus tard, lorsqu’on sortira son vieux corps, sentant, presque voyant, le corps de cette lumière dont il écrivit autrefois qu’elle est plus riche qu’à Tunis ou Palerme. Venise et ses miroirs. Venise et ses canaux qui se confondent avec le ciel. Venise et son archipel dont il comprend enfin pourquoi il écrivait, dans sa jeunesse, qu’il avait la forme de son cerveau. Gréco chante. Je raconte Sartre, sa gloire, celle de Venise.


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