Une philosophie est un style avant d’être un système. Un ensemble de gestes et d’attitudes avant d’être une collection de textes et de concepts. C’est, disait Nietzsche, une ascèse. Au sens propre, des règles de vie.

L’année qui commence sera-t-elle celle du massacre silencieux des Tchétchènes ? des nationalistes ouïgours au Xinjiang ? Commencerons-nous l’année par un blanc-seing donné aux membres de la « coalition antiterroriste » qui profiteront du climat de l’après-11 septembre pour criminaliser leurs opposants ? A propos des Tchétchènes, cette observation que fait, je crois, Sophie Shihab dans Le Monde : on n’a, pour le moment, quasiment pas trouvé trace de Tchétchènes chez ceux des « combattants étrangers » d’Al-Qaeda que l’on a emprisonnés ou tués.

Conseil à un ami en quête d’une idée de biographie dont l’écriture lui permettrait, comme souvent, de se mettre au clair avec lui-même et avec son goût de la liberté. Le vrai penseur des Lumières, le philosophe, non de la tolérance (concept faible), mais du cosmopolitisme, de l’hospitalité (concepts forts, et modernes), ce n’est ni Voltaire ni Diderot : c’est Leibniz.

Dans Écrits d’un monomane, les textes de jeunesse de Klossowski heureusement réédités par Le Promeneur, cette question qui ne se lasse pas : le sexe est-il l’épiphanie de la vie ou de la mort ? est-il là pour exalter l’existence ou, au contraire, la déchirer, la détruire, peut-être la réduire à néant ?

Je lis que Noam Chomsky, vieille gloire de ma jeunesse car inventeur, à l’époque, de la grammaire transformationnelle, devient l’un des gourous de l’ultragauche. C’est toujours pareil. Pourquoi faut-il que, de ce genre de penseurs, on attende qu’ils ne pensent plus pour en faire des maîtres à penser ? De la non-pensée de Chomsky, ce bref mais édifiant aperçu dans Deux heures de lucidité (Les Arènes) qui vient de paraître : « pour autant que je puisse en juger, Faurisson est une sorte de libéral relativement apolitique ». Puis, un peu plus bas, commentant ce propos ancien, et à propos de l’« accusation d’antisémitisme » portée contre le négateur de la Shoah et inventeur du révisionnisme moderne : « j’ai réexaminé les preuves qui m’ont été présentées » et « la seule conclusion raisonnable était que cette accusation ne pouvait pas être justifiée ». Accablant.

Le contraire de la vérité, disait Deleuze, ce n’est pas l’erreur mais la bêtise. Ce pour quoi, à la fin de sa vie, il songeait à une « Analytique transcendantale de la bêtise ».

Non pas l’intrusion du Sud dans le Nord, la frontière qui craque, l’invasion. Mais : le Sud comme un revers ; le Nord vu depuis son envers, sa fracture fondatrice, son ombre portée.

Il y a des bons aimants : de Gaulle, allant dans toutes les familles politiques et sollicitant, en chacune, ce qu’elle a de plus noble et de meilleur – d’un social-démocrate sans vertèbres, d’un stalinien incertain, d’un maurrassien, il fait des hommes du 18 Juin. Il y a des attracteurs du pire : exactement le mouvement inverse ; le don, car c’est aussi un don, d’aimanter, dans chaque famille, ce qu’il y a de pire ou de plus bas – Chevènement par exemple, l’attracteur du pire par excellence, l’anti-de Gaulle, dont le succès ne s’explique que par cette façon d’aller, dans chaque famille, chercher et fédérer ce qu’il y a de plus rance, de plus navrant.

Les Écrits sur le théâtre de Brecht en Pléiade. Son goût du secret. Sa dangereuse prédilection pour le travail clandestin, l’effacement des traces, le visage caché, l’identité dissimulée, le nom qui se perd en chemin, Arkadin philosophe, dramaturge, comédien, martyr. La tentation de Gary ? Celle de Pessoa ? Un autre Brecht.

Ne sont intéressantes, dans une vie, que les conversions, les grandes volte-face, les crises intellectuelles ou spirituelles majeures. Exemple ? Augustin dans le jardin de Milan. Rousseau sur la route de Vincennes. Descartes, son poêle, sa nuit de la raison aux environs d’Ulm. Sur le chemin de Sils Maria, la révélation de l’Éternel retour nietzschéen. Et puis, aujourd’hui, ces intellectuels juifs, anciennement révolutionnaires, dont je ne me lasse pas de me repasser le film de la « téchouva ».

L’aveuglement du philosophe qui consacre sa vie à penser, c’est-à-dire à la fois déconstruire et ressaisir, l’énigme obscure de l’Être et qui ne voit pas, tout près de lui, en pleine lumière, l’horreur sans nom des déportations. C’est le thème d’un des livres les plus stimulants – il faudrait y revenir – parus ces derniers mois : Heidegger, Primo Lévi et le séquoia (Max Dorra, Gallimard).

Un intellectuel ne saurait être « qu’extrêmement en avance, ou extrêmement en retard, ou, si possible, les deux choses à la fois ». Pasolini. Lettres luthériennes. Programme pour l’année qui commence ?


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