ÉRIC LORET : Depuis quand connaissiez-vous Alain Robbe-Grillet ?
BERNARD-HENRI LÉVY : Oh je ne sais plus. Nuit des temps. Aussi loin que je me souvienne, Alain est dans mon paysage littéraire et amical. Sa gaieté. Son insolence. Son goût de l’intempestif. Sa liberté absolue à l’endroit de toutes les conventions – jusques et y compris cette convention de l’anticonvention qui aurait voulu le dissuader d’entrer à l’Académie. Son goût, aussi, d’être seul contre tous et d’en rire – notamment pour voler au secours de ses amis, quand il sentait la meute après eux : j’en sais quelque chose; je dois à ce cœur réputé sec, à ce grand seigneur méchant homme jouant les cyniques pour avoir la paix, le soutien le plus précieux dans mes aventures cinématographiques ou théâtrales.
Vous avez, vous-même, produit son dernier film.
Oui, parce qu’il n’y avait personne d’autre pour le faire et que « le Système », comme il le disait, ne voulait plus de son cinéma. Malgré Marienbad. Malgré Glissements progressifs du plaisir. Malgré le fait qu’il aura été – et on ne va pas tarder à le redécouvrir – l’un des vrais grands cinéastes de la seconde moitié du XXe siècle. Ce désaveu, aussi, le faisait rire. Il adorait l’idée de cette solitude. Il restait informé comme personne de la comédie des lettres. Pas un mouvement de troupe ne lui échappait dans la composition des jurys littéraires, la rédaction des grands journaux, les anciennes et les nouvelles chapelles. Mais ce qu’il aimait plus encore, c’est, quand des journalistes venaient dans sa Normandie l’interroger sur son œuvre, le nouveau roman, la trace qu’il comptait laisser, l’actualité, etc., ne leur parler que de sa collection de cactées ! Il aimait plaire et décevoir. Séduire et vous plonger, soudain, dans la perplexité. Je suis bouleversé par la nouvelle ; mais je sais aussi que nous ne verrons pas de sitôt un personnage aussi paradoxal, aussi hors normes – généreux et cruel, érudit et paillard, pas moins éloquent pour discuter d’agronomie, de théorie des climats, d’astronomie, que pour commenter une page de Hegel ou de Balzac.
Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?
Après la sortie du film, qui fut à la hauteur exacte de l’insuccès qu’il escomptait – et cette idée semblait l’enchanter. Plus tard, nous nous sommes encore revus une fois. Je lui ai demandé s’il travaillait à un livre. Il a éclaté de rire et m’a répondu que non, bien sûr. Car Alain est aussi l’un des très rares écrivains à avoir décrété, de son vivant, en pleine maîtrise de son art et sans l’ombre d’une mélancolie, que son œuvre était close, que ce qui devait être écrit l’avait été, et qu’il n’y avait plus rien d’autre à faire, désormais, qu’à courir le monde, parler avec des peintres, s’intéresser à une découverte scientifique ou prendre des nouvelles de ses anciens ennemis.
Les images que vous gardez de lui ?
Étrangement, des images très physiques – j’ai presque envie de dire des images athlétiques. Sur un tournage, il était un prodige d’énergie. A table, il buvait comme un jeune homme. Et j’ai l’impression qu’il a gardé, jusqu’au bout, ce goût très vif des jeunes femmes qui a aussi fait de lui l’un des personnages les plus scandaleux de son époque.
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