Texte écrit avec Marek Halter

Ainsi, donc, peu importe que l’armée rouge stationne toujours à Kaboul et mitraille mieux que jamais les villages du Nouristan et de l’Hazaradjat. Peu importe que les Orlov, les Nazarian, les Chtcharanski peuplent toujours les camps et les prisons soviétiques avec d’autres encore, de plus en plus nombreux, à mesure que se rapprochait l’échéance du 19 juillet. Les appels d’Andrei Sakharov, prix Nobel de la paix, auront été vains aussi qui, du fond de l’exil de Gorki, dans une solitude presque totale, multipliait adresses et suppliques aux hommes libres d’Occident et parfois aussi de France.

Le gouvernement français, en effet, a choisi de ne pas entendre. Le comité olympique français a préféré fermer les yeux. L’opinion publique elle-même, dans sa majorité, semble avoir pris le parti du silence, pour ne pas dire de l’indifférence. Et ils sont là du coup, et nous sommes là, à notre place assignée, comme si de rien n’était, comme s’il ne s’était rien passé, alors que s’ouvrent à Moscou les Jeux olympiques.

Il va de soi que, pour tous les Français qui se faisaient de leur pays une idée plus haute et plus digne, c’est une terrible déception. Il est certain que pour tous ceux qui, gardant mémoire du passé, comptaient bien trouver cette fois la force d’enrayer la mécanique qui mène à la démission, c’est un cruel mécompte. Pour nous qui, il y a sept mois déjà, créons le comité Droits de l’homme-Moscou 80 afin de proposer et de populariser l’idée d’un boycottage des Jeux de la honte et de l’infamie, il faut bien se résigner à appeler les choses par leur nom : c’est un échec

Échec, la mobilisation de toutes les grandes figures de la dissidence, rassemblées au grand complet, le 22 janvier dernier, lors de notre conférence de presse constitutive. Échec, les « Six heures pour Sakharov » que nous organisions, fin février, autour de Slava Rostropovitch dont nous espérions que la musique, à défaut de franchir les frontières, passerait au moins, ici, la borne des consciences. Échec encore, ce 1er mai 1980 dont nous avions rêvé de faire le 1er mai des droits de l’homme et que d’aucuns, déjà, avaient – sinistre augure – pris soin de matraquer. Oui, tant et tant d’initiatives, de manifestations et de débats qui, n’ayant donc point su conjurer les puissances de l’abandon, se soldent à nouveau par une forfaiture collective.

Serait-ce que nous aurions trop préjugé de nos forces et des pouvoirs de la parole ? Qu’ils auraient tous trop préjugé de la portée de leurs voix dans ce pays, ces centaines d’intellectuels, d’artistes, de journalistes qui, eux aussi, se sont engagés dans la campagne du boycottage ? Que nous aurions tous trop attendu, au fond, d’un État dont le président promettait, fin 1978 à Genève, de se faire partout dans le monde « l’avocat inlassable de la cause des droits de l’homme » ? Le résultat est là en tout cas, dont il faudra bien se décider à tirer les conséquences et les piteuses leçons.

Pour notre part, ce n’est pas sans amertume que nous dissolvons aujourd’hui un comité désormais sans objet. Certes, nous nous y étions dès le départ engagés puisqu’il n’avait d’autre but que de lutter ponctuellement, jusqu’à l’échéance du 19, pour que les Jeux olympiques deviennent enfin l’occasion de sanctionner un despotisme. Mais nous n’imaginions pas alors que le bilan serait si mince, ni si fragile la sanction, ni si ferme surtout cette étrange alliance que nouent entre eux les États et qui, par-dessus les têtes, vient si régulièrement sanctifier les œuvres de la terreur.

De nouvelles batailles viendront bien sûr, avec de nouvelles échéances, et de nouveaux comités, tout aussi ponctuels, tout aussi provisoires, pour tenter de les mener et peut-être un jour de gagner. Nous serons là encore, dès demain probablement, chaque fois que, en U.R.S.S. ou ailleurs, nous semblera s’imposer l’humble tâche de parler, de témoigner – de faire relais à la parole et au témoignage des humiliés. Mais quant à cette bataille-ci et à son ultime issue, c’est à d’autres qu’il appartient désormais d’achever de la mener, d’y sauver ce qui peut l’être encore, et de faire qu’elle ne soit pas parfaitement et définitivement perdue.

Aux soixante-quinze mille touristes, par exemple, dont on peut souhaiter que les ivresses sportives n’étouffent pas tout à fait les élans de la conscience. Aux journalistes présents à Moscou qui peuvent dès maintenant sauver leur honneur et le nôtre, en résistant à la censure que prétendent leur imposer les autorités soviétiques. Aux athlètes enfin, avec qui, une fois ou deux, nous avons pu dialoguer et rappeler les quelques heures qui, dans l’histoire du sport, ont retrouvé les exigences éternelles de la justice : celle-ci notamment, dont ils se souviendront peut-être, de Smith et Carlos, à Mexico en 1968, faisant d’un podium olympique une tribune de la liberté et d’un simple poing dressé l’emblème retrouvé de la dignité des hommes.


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