Oui, sans doute, il n’est pas absurde de dire que la France, tout compte fait, et compte tenu de la lâcheté ambiante, aura eu, face au drame polonais, une attitude plutôt moins infâme que la plupart de ses voisins.

Il y a eu son opinion publique d’abord, et l’indéniable courant de solidarité qui, parti de la base, nous a donné un avant-goût, fragile et précaire encore, de ce que pourrait être, un jour, un véritable mouvement de masse antitotalitaire.

Il y a eu des intellectuels ensuite qui, un à un pour commencer, puis très vite collectivement, se sont résolus à parler, à sortir de leur réserve et à rompre, du même coup, cet étrange marché de dupes qu’on appelait l’état de grâce.

Notre classe politique elle-même, harcelée par ses clientèles, a souvent su s’arracher à ses vieux ancrages munichois et prendre des positions dont il est juste de dire qu’elles ne furent pas toujours aussi indignes qu’on l’avait craint.

Mieux, j’ai trop attendu, trop espéré la prise de position du président de la République pour ne pas y reconnaître une hauteur de ton, une fermeté dans l’analyse qui, au-delà de sa personne, honorent le pays tout entier.

Et pourtant, malgré cela, malgré tous ces motifs de relative satisfaction, je ne parviens pas à pavoiser vraiment : il y a, dans le babil de notre France socialiste, quelque chose qui, confusément, persiste à me troubler…

*

Pourquoi ? Il y a la lenteur, déjà, de la mobilisation et ce côté forcé, contraint, et même un peu penaud qu’elle a bien souvent pris.

Ces quatre ou cinq ministres qui, quoique désavoués par le propos présidentiel, continuent de siéger au gouvernement d’une République d’où la plus élémentaire décence eût voulu qu’on les chassât.

Tous ces discours qui, du coup, se croisent, se répondent, se chevauchent et finissent par s’annuler dans le grand désordre d’une gauche flottante, aux signes très douteux et aux langages multiples.

La manière même, assez inhabituelle on en conviendra, avec laquelle le premier secrétaire du premier parti de France en vient à traîner dans la boue le passé d’un Yves Montand et à régler ainsi, par Pologne interposée, on ne sait quels obscurs et malsains comptes personnels.

Hier encore, et ici même, le sinistre effet que ne pouvaient manquer de provoquer les propos d’un ministre de la Culture qui, manifestement à bout de nerfs, ne craint plus d’insulter, lui, et sur le dos des Polonais toujours, tout ce que le pays compte d’intellectuels engagés.

Mais l’essentiel, je crois, est encore ailleurs. Au-delà de ces polémiques et de cette petite guerre franco-française. Car ce qui m’émeut, me trouble le plus, c’est que la gauche classique, malgré sa touchante bonne volonté et son non moins touchant soutien à la révolte de Varsovie, n’a paradoxalement rien compris à la réalité des enjeux qui y sont investis.

*

Car enfin écoutez…

N’êtes-vous pas un peu surpris par exemple de tous ces hommes de gauche qui allaient si vite en besogne, jadis, pour retrouver la trace de la C.I.A. sous les pas de Pinochet, et qui font tant de manières, maintenant, pour chercher celle de l’Armée rouge sous la botte de Jaruzelski ?

D’où vient-elle, d’où tombe-t-elle, cette formidable brume de mots qui, tel un écran fantastique entre la réalité et nous, empêche de dire simplement, sans fard ni réticences, que, ingérence ou pas ingérence, la Pologne vit sous la coupe d’un régime fasciste ?

Que penser même de ce groupe d’intellectuels qui, ce dimanche encore, osaient parler de « la tradition des révolutionnaires russes » comme de l’espérance suprême d’un peuple pour qui les seuls mots de « 1917 » ou de « révolution » ne signifieront jamais, on s’en doute, qu’une odieuse, atroce, insoutenable brûlure ?

Ce qu’il faut en penser, je crois, c’est que les intellectuels en question n’auraient jamais osé, il y a quarante ans, offrir en gage de soutien aux victimes des camps de concentration nazis, le souvenir de Gregor Strasser, du parti nazi naissant, et des « traditions révolutionnaires » du national-socialisme des années 1925.

Autrement dit : il y a là, sous une forme certes spéciale et légèrement plus ignoble que nature, la preuve que la gauche française en est toujours à son vieux « deux poids deux mesures », et qu’elle ne consent à protester contre la réalité brute du « coup » qu’à l’expresse condition de pouvoir mentir sur la nature totalitaire de l’Etat qui en est issu.

*

D’autant, et c’est plus significatif encore, qu’elle n’a pas compris grand-chose non plus à ce qui se passe de l’autre côté, je veux dire dans la tête des ouvriers de Varsovie.

N’est-il pas extraordinaire, en effet, qu’il soit si peu question, dans l’ensemble des débats consacrés à cette affaire, de cette dimension catholique qui est pourtant au cœur de l’esprit de Solidarité ?

Qu’il ne se trouve personne, à gauche, pour énoncer cette vérité simple, que dans la Pologne d’aujourd’hui, les bourreaux parlent marxiste, la Sainte Vierge assiste les opprimés et, pour la première fois depuis deux mille ans, d’immenses foules de chrétiens se trouvent en position de persécutés ?

Qu’au lieu de cela, Mauroy vienne nous raconter que les hommes de Gdansk sont les héritiers des « idéaux de 89 » ? Jospin qu’ils ont « les mêmes valeurs, les mêmes objectifs, les mêmes revendications » que les syndicalistes de Billancourt ? Tous enfin, vaillants petits sergents recruteurs de notre socialisme national, que Lech Walesa roule pour eux, pour nos programmes communs, pour notre chère vieille religion de francité ?

La vérité c’est qu’il y a dans la foi de Walesa quelque chose de fondamentalement étranger à ce pauvre brouet de laïcisme, de matérialisme, de marxisme mal digéré et de vague philosophie des Lumières qui constitue tout le bagage de nos apparatchiks.

Et c’est aussi qu’il y a derrière tout cela, derrière l’extraordinaire vitalité de ce christianisme, dans l’avènement de cette spiritualité ardente et qui arme une résistance, un enjeu métaphysique colossal qui, passant infiniment les bornes de l’entendement laïc, pourrait bien nous préparer des orages dont nous n’avons, pour l’heure, pas encore la moindre idée.

*

Ce qui s’y joue, alors ?

Je crois qu’on n’a pas prêté assez d’attention au fait que l’Église de Pologne est la seule force aujourd’hui capable d’offrir au bloc socialiste une alternative de civilisation.

Je ne crois pas qu’on ait pris toute la mesure non plus de la lutte à mort, du corps à corps spirituel qui l’oppose désormais à l’autre Église, sa rivale, celle des idolâtres du Kremlin et d’ailleurs.

Pas assez vu non plus que lorsque le général Jaruzelski lance sa campagne antisémite, l’important est moins la « satisfaction » qu’il donne à son opinion publique que le geste par lequel, pour la première fois depuis longtemps, il associe juifs et chrétiens dans une identique persécution.

Mieux, comment ne pas se souvenir qu’en enfermant quarante-cinq mille chrétiens coupables de collusion avec 1’« internationale juive », il reprend, en l’inversant, et en lui rendant une horrible actualité, la démarche d’Adolf Hitler brûlant six millions de juifs coupables d’avoir inventé l’internationale chrétienne ?

La scène se passe, bien sûr, dans le pays des ghettos, des bûchers, des pogroms. Elle a pour décor naturel, terriblement présent, la vive mémoire des camps. Mais c’est la Pologne, également, où un pape polonais vint une fois prier et se recueillir en terre d’Auschwitz. Et où ce front judéo-catholique ne peut qu’inaugurer un séisme, un bouleversement sans précédent, une inouïe promesse de subversion.

Scandaleuse, foudroyante, avec son cortège de meurtres et d’abominations, la guerre métaphysique de la fin du XXe siècle vient de commencer à Varsovie.

*

C’est dire que venir en aide au peuple polonais, ce ne peut plus être gloser sur ce « socialisme » dont les petits maîtres européens attendent fiévreusement le renouveau, mais dont lui, au fond de sa révolte, se moque éperdument.

C’est dire aussi pourquoi cette grande persécution qui s’annonce et où les catholiques seront en première ligne n’a plus grand-chose à voir avec l’univers de la guerre froide, la vieille logique de Yalta ou les rapports Est-Ouest.

Je ne suis même pas très sûr qu’il faille vraiment l’inscrire, comme on l’a fait ici et là, dans le fil de cette longue histoire qui, commencée à Berlin en 1953, provisoirement close à Prague au printemps 1968, trouverait là, au bord de la Vistule, son humble et sanglant achèvement.

Car où a-t-on pris, donc, que ce soulèvement polonais « achève » quoi que ce soit ? Comment ne pas y entendre, familier et terrifiant à la fois, le grondement sourd d’un commencement radical ? N’est-ce pas lui, ce commencement, le rendez-vous que la gauche, notre gauche, stupide et hébétée comme à l’accoutumée, a choisi de manquer ?

Pour ma part, en tout cas, en ces heures de grande misère dont l’écho nous parvient parfois, mais incroyablement assourdi, je ne sais qu’un mot pour rendre réellement hommage à ce peuple rebelle et martyr : « Nous sommes tous des catholiques polonais. »


Autres contenus sur ces thèmes