L’INFINI : Nous nous demandons de temps en temps si vous n’êtes pas l’exemple actuel d’une énergie qui s’aveugle. D’où ces questions, qui n’ont apparemment rien à voir avec votre image la plus répandue.

1. Vous parlez souvent, directement ou indirectement, de philosophes comme Louis Althusser ou Jacques Derrida. Nous sommes donc bien au 45, rue d’Ulm, à l’École normale supérieure. Mais pourquoi ce silence sur Lacan qui, comme chacun sait, a été exclu de cette adresse en 1969 ? N’auriez-vous pas à envisager, plutôt que la distinction entre « moi social » et « moi profond », la notion de division du sujet ? Qu’est-ce que l’inconscient pour vous ? Analysez-vous vos rêves ?

2. Vous venez de relire le Sixième Chant des Chants de Maldoror. Dites rapidement vos impressions.

3. Où en êtes-vous avec Nietzsche ? Avec Heidegger ?

4. Pourriez-vous dire, comme Guy Debord : « Je me flatte de faire un film avec n’importe qui » ?

5. Vous étiez récemment en Chine. Qu’évoque pour vous la pensée chinoise ?

6. Vous parlez dans Comédie, de la « détresse » de Sollers. Précisez.

7. Certains d’entre nous pensent que L’Idéologie française est votre meilleur livre, le plus vrai, le plus courageux. Pouvez-vous revenir sur les réactions qu’il a provoquées ? N’y a-t-il pas là quelque chose d’essentiel ?

8. Dites-nous quel passage de la Bible vous a particulièrement frappé ces jours-ci.

9. Supposons que vous ayez brusquement des ennuis d’argent. Vous voilà pauvre. Que faites-vous ?

10. Dites deux ou trois choses à propos de Sartre. Avez-vous relu La Nausée ?

11. Où en êtes-vous avec Céline ? Proust ? Joyce ? Artaud ? Kafka ? Bataille ?

12. Quel est le vers de Shakespeare que vous préférez ?

1. Rue d’Ulm, oui. Fin de l’année 68-69. Je me souviens de tout, évidemment. La lecture, en chaire, de la lettre d’exclusion de Lacan. La stupeur. La clameur. La colère, face au philistinisme de leur directeur, des Normaliens présents. Kristeva, Sollers, d’autres, dans l’escalier de velours rouge qui conduit à son bureau. L’occupation. L’effervescence. Les CRS, peut-être, je ne sais plus. Et pourtant, vous avez raison. Quand je parle de ce « moment-69 », quand je l’évoque, par exemple, dans Comédie, c’est moins à cette scène-ci que je pense qu’à cette autre : celle du Mexique d’où je reviens, oui, il faudrait vérifier, mais je dois juste revenir du Mexique – ce premier voyage, sur les traces d’Artaud, des Tarahumaras, de Breton, des surréalistes (Althusser, toujours lui ! m’a mis en contact avec Dominique, la dernière femme d’Éluard et c’est elle qui, avec son compagnon, Aurélien Griffouilhères – quel nom incroyablement années 30, vous ne trouvez pas ? – avec Paz aussi, avec Fuentes, ils ne sont pas encore brouillés, ils règnent ensemble sur son salon, m’a initié à ce pays rebelle, Artaud disait « prédestiné », dont le goût ne m’a depuis, comme vous savez, jamais quitté). Et quand je pense à Robert Flacelière, le directeur de l’École, quand je prononce ce nom, Flacelière, avec lequel Lacan a si cruellement joué – « Flatulencière », « ne tirez pas trop sur la flacelière », etc. – je pense moins au « chien de garde » qui signe la lettre d’exclusion et dont on occupe, ce matin-là, le bureau qu’à celui (mais sans doute est-ce, au fond, le même…) dont j’ai, trois mois durant, au Mexique, emprunté l’identité ridicule au moment de remplir mes fiches d’hôtel. Bon. Pourquoi cet écart ? Pourquoi cette hiérarchie, si « personnelle », des souvenirs ? Et pourquoi, à propos de Lacan donc, cette discrétion, ce silence, cette gêne, ce refoulement, tout ce que vous voudrez ? Je ne sais pas. Peut-être cette affaire d’inconscient, en effet. Peut-être mon rapport étrange, un peu fou, à l’inconscient. Non, bien sûr, je ne note pas mes rêves. Et pour le reste, je l’ai dit un jour – alors pourquoi ne pas le répéter, ici, même si la formule paraît absurde ? Je suis un agnostique de l’inconscient. L’inconscient existe (comment prétendrais-je le contraire ?) mais je fais comme si je n’y croyais pas. Je conduis ma vie, et mon esprit, en faisant comme si je n’avais pas de comptes à lui rendre. Je vis dans l’illusion, si vous préférez, d’une souveraineté aveugle – avec, évidemment, tous les effets en retour que cela peut impliquer, jusques et y compris cette énergie dont vous parlez, cette « énergie qui s’aveugle » : la formule, je ne vous le cache pas, ne me plaît pas beaucoup – mais elle est peut-être juste, allez savoir ! c’est peut-être le prix à payer pour cette dénégation insensée ! Mais il y a une autre raison, je crois. Il y a, au fait que je cite si rarement Lacan, une raison moins psychologique et, disons, plus philosophique. Ma trop grande proximité, justement, à son enseignement. Si, si, ma proximité de fond. Le fait qu’il vive, qu’il parle, en moi, bien davantage que, par exemple, Derrida ou même Althusser. Car enfin soyons sérieux. Je cite Althusser parce qu’il a, depuis longtemps, cessé de vivre en moi. Je fais de Derrida un personnage de roman parce qu’il n’a, précisément, jamais réellement pesé. Alors que Lacan… Je lui dois le pessimisme historique de La Barbarie et mon interprétation de la Loi juive dans Le Testament de Dieu. Je lui dois ma critique du naturalisme, mon invocation, toujours dans Le Testament, du nom-du-père et du principe patérialiste. Je lui dois encore l’anti-organicisme de L’Idéologie française, la dénonciation de l’idéologie communautaire et du fantasme de la bonne communauté. Je lui dois des pans entiers de ma politique. Sans parler de tout ce qui m’a, par ailleurs, impressionné en lui : son côté surréaliste sauvage, l’allure gaullienne de ses gestes de rupture et de fondation, la dernière séance du séminaire de 64, celle où il médite sur Auschwitz. Connaissez-vous beaucoup de penseurs qui, en cette seconde moitié du XXe siècle, aient dit de la Shoah, dans le même élan de discours, les trois choses qui comptent vraiment : que c’est l’événement majeur du XXe siècle ; que cet événement concerne, non le peuple juif, mais le genre humain; que la dernière chose à faire est de l’inscrire, cet événement, dans une théologie noire, une martyrologie providentielle ? Je n’en connais qu’un, moi, c’est Lacan. Et c’est aussi dans son ombre, dans le fil interminable de cette parole de 1964, que je n’ai cessé, ensuite, quand j’ai réfléchi, à mon tour, sur la Shoah, de poursuivre et gloser. Bref : si je ne parle pas plus de Lacan, c’est parce que mes textes en parlent à ma place ; si je ne le cite pas davantage c’est parce que toute mon œuvre théorique est, d’une certaine façon, adossée aux Écrits. Regardez, d’ailleurs, Lacan lui-même. Est-ce qu’il cite, tant que cela, Koyré, Kojève ou, surtout, Auguste Comte ? Non. Eh bien mettons que je fasse silence sur Lacan de la même manière, et pour les mêmes raisons que lui sur Comte, Koyré ou Kojève.

2. Des « impressions » de Lautréamont ? Rapides ? Ironie. Sarcasme. Vitesse et persistance des images. Sentiment de l’infini. Goût, et perception sensible de la métamorphose. Hallucination et vérité. Dégoût. Liqueurs immondes. Vertige. Magnétisme et chloroforme. Lumière. Oui, lumière. On parle toujours du côté ténébreux des Chants (Gourmont, Larbaud). Alors que ce qui me frappe, moi, c’est leur éclat au contraire, leur ensoleillement extrême. Drôlerie encore. Rire. On rit, de bout en bout, dans le Sixième Chant. Et puis la musique, n’est-ce pas ? Lautréamont écrivait, comme vous savez, en musique. Il s’asseyait au piano et c’est là, au piano, que, selon Genonceaux, il posait sa voix, affinait ses rythmes, accordait ses phrases, ses fièvres, ses métaphores. Pour moi, c’est évidemment très important. Il est, avec Proust, celui de tous les écrivains français qui va le plus loin dans cette musicalité de la langue. Écoutez : « Mervyn, suivi de la corde, ressemble à une comète traînant après elle sa queue flamboyante ». Puis : « c’est sur sa superficie sphérique et convexe, qui ne ressemble à une orange que pour la forme, qu’on voit, à toute heure du jour, un squelette desséché, resté suspendu ». Et encore : « quand le vent le balance, l’on raconte que les étudiants du Quartier latin, dans la crainte d’un pareil sort, font une courte prière »… On a envie, quand on écoute ça, de s’écrier comme Gide (eh oui ! Gide ! on oublie toujours Gide, quand on parle de Lautréamont ! on pense à Breton, on cite les surréalistes et la revue Littérature, mais on oublie ces autres critiques, ces « bourgeois », ces « classiques » mais vrais découvreurs des Chants, que sont Gourmont, Larbaud et Gide) : « il est avec Rimbaud, plus que Rimbaud peut-être, le maître des écluses pour la littérature de demain ». Ou – Gide, toujours : « la lecture de Lautréamont me fait prendre en honte mes œuvres, et en dégoût tout ce qui n’est qu’un résultat de la culture ». Tout est dit. A une nuance près, toutefois. La « culture ». Car rien n’est plus « cultivé », justement, que ce « Sixième Chant ». Rien ne dit mieux la poésie de l’érudition, l’ivresse de la bibliothèque inspirée – la tentation, peut-être aussi, de disparaître dans la parole d’un autre. Et cela, aussi, est une impression. Voilà. C’est cela. Lautréamont, quel roman !

3. Nietzsche, d’abord. J’ai longtemps été, c’est vrai, spontanément antinietzschéen. Inspiration kantienne du Testament de Dieu. Polémiques avec Deleuze, Guattari, Lyotard, dans La Barbarie à visage humain. La loi contre le désir. L’Universel contre le perspectivisme. Toutes ces années – en gros, la fin des années 70 et la première moitié des années 80 – où l’urgence était de repenser les « droits de l’homme » et où, sur ce chemin, j’avais le sentiment de me heurter, en gros, à deux obstacles : Bergson et Nietzsche, souvent Bergson dans Nietzsche. Et puis les choses ont bougé. Le « droidlommisme » a produit les effets pervers que vous savez. Le retour à la morale a engendré un néodogmatisme étouffant et, parfois, crétinisant. Pire : la thématique universaliste a commencé, soit de se renverser et de prêter la main à d’autres types de discours tyranniques, soit de s’ossifier et d’interdire, en Bosnie par exemple, tout regard politique sur le monde. Et c’est alors que je me suis mis à relire des textes que j’avais pour ainsi dire oubliés, même si je les avais, naguère, beaucoup fréquentés : n’avais-je pas enseigné Nietzsche, à l’École normale justement, dans les années 72-74 ? n’avais-je pas, deux ans durant, donné un cours qui s’appelait « Politiques de Nietzsche » et où j’avais, soit dit en passant, reconstitué « romanesquement » la fameuse conférence perdue de Jaurès ? Je reprends donc tout ça. Je reviens à Bataille et Klossowski. Fink et, surtout, le dernier Foucault. Je me sers, plus exactement, de ce dernier Foucault pour contourner, et tenter de casser, l’universalisme abstrait de la vulgate des droits de l’homme. Et ça donne, en gros, La Pureté dangereuse – et, dans La Pureté dangereuse, deux axes, pour moi, essentiels. Primo, une réflexion sur l’idée de vérité que j’essaie d’arracher au double écueil du relativisme, bien sûr, mais aussi du dogmatisme : contre le régime intégriste de la vérité, contre l’idée d’une vérité une, difficile à connaître sans doute, obscure, mais néanmoins atteignable, à portée de main et de discours, et qui, lorsqu’on y a mis la main, s’impose avec violence, le primat d’une volonté de vérité qui emprunte à la sophistique grecque son scepticisme, au messianisme juif l’idée d’un terme d’autant plus fiévreusement visé qu’on le sait hors de portée et à Nietzsche, enfin, son perspectivisme. Et puis, plus important encore, l’idée de « guerre dans la pensée » dont je fais, jusque dans Comédie, un thème essentiel : penser comme on fait la guerre… on ne pense pas pour convaincre, mais pour vaincre… la vraie pensée est toujours un duel… elle ne réunit pas, elle sépare… donnez-lui une idée, elle la divise en deux… donnez-lui un cliché, elle en fera un usage diabolique… philosopher par décrets, fusées, etc. Nietzsche, encore. Nietzsche, plus que jamais. Retour « stratégique » à Nietzsche – seul moyen de refaire de la philosophie politique ou, mieux, de la politique avec de la philosophie.

Heidegger maintenant. C’est le contraire qui s’est produit. Mes premiers livres n’étaient pas loin de certains thèmes de Sein und Zeit ou des Holzwege – je pense, notamment, à toute la veine « antitechnicienne » de La Barbarie à visage humain ; je pense à sa critique du progressisme ; je pense à ce chapitre, par exemple, qui s’intitulait « l’idée réactionnaire du progrès » et qui était, à l’évidence, d’inspiration heideggerienne. Mais le temps, là, m’a fait faire le travail inverse. Plus le temps a passé, et moins je me suis senti à l’aise avec le texte même de Heidegger. L’affaire nazie ? Non, pas tellement l’affaire nazie : on savait tout cela depuis longtemps et Sartre, dès 1944 ou 1945, avait tout dit, n’est-ce pas – c’est la formule fameuse, que je cite de mémoire : « il arrive à un homme, et en particulier à un penseur, d’être moins intelligent, moins grand, que son œuvre »… Le non-repentir ? Le fait que ce philosophe immense n’ait, apparemment du moins, pas cru bon de transformer en objet de pensée ce qui m’apparaissait, moi – et, d’une certaine manière, m’apparaît toujours – comme l’objet de pensée par excellence, l’horizon indépassable de toute philosophie présente ou à venir ? Peut-être. Encore que, là non plus, je n’aie rien découvert et que les cartes, dès le premier jour, aient été toutes sur la table… Non. Ma vraie résistance tient aux textes mêmes – et elle s’est développée, avec le temps, au contact des textes mêmes. Je continue de les placer très haut, sans doute. Je continue de dire, comme Lacan : la « méditation la plus altière du monde » ou, avec Hannah Arendt : le « roi secret de la pensée » (formule qui, pour des raisons personnelles dans le détail desquelles il serait trop long d’entrer ici, résonne de façon particulière à mes oreilles). Et je suis même prêt à convenir qu’il y a des débats, et non des moindres, sur lesquels c’est encore lui, l’auteur de La Lettre sur l’humanisme, qui a le plus à nous apprendre : la question de la fin de l’Histoire par exemple que la problématique de « l’oubli de l’Être », celle de l’Occident pensé comme « Abendland », ou « terre du soir », sur laquelle cesseraient de souffler les vents de l’Histoire transcendantale, éclaire, me semble-t-il, bien davantage que celle de la dialectique hégélienne et de l’accomplissement de l’Esprit absolu – ou bien la réflexion sur le totalitarisme, mais oui, le totalitarisme, qui a plus à prendre dans la réflexion heideggerienne sur le « Man », ce mixte de « on » et de « ils », cet autre nom du « troupeau » et de sa « grégarité », que dans bien des analyses convenues, dûment estampillées « antifascistes ». Mais bon. Reste le soubassement conceptuel de tout cela. Reste toute une rhétorique qui, dans le cas de Heidegger, est d’abord une philosophie et qui me devient, au fil des années, très étrangère. Nostalgie de l’« arche »… Obsession du « fond », du « fondement » ou de la « profondeur »… Procès de l’« inauthentique »… Éloge de l’« authentification »… Thématique du « foyer », de la sainteté du « corps », de la « main » ou de l’« outil »… « Dévastation » de la terre par la « technique »… L’homme comme « Dasein »… Le « souci » à la place du « plaisir »… L’« être-là » et non le « sujet »… Disons les choses autrement. Je ne peux pas, comme je viens de vous le dire, prendre du recul par rapport à l’idée de « vérité » – et ne pas me défier de la méditation sur l’« aletheia », le « dévoilement », etc. Je ne peux pas dire : « on pense comme on fait la guerre » et ne pas prendre des distances avec l’ontologie, la définition de l’« être » comme « énigme ». Je ne peux pas me rapprocher de Nietzsche sans m’éloigner de Heidegger.

4. Quelle est la formule exacte ? Faire un film avec n’importe qui ? ou avec n’importe quoi ? de toute façon, hélas, non. Je n’ai pas ce talent. J’ai fait deux films : ils étaient, l’un comme l’autre, étroitement liés à mes livres, ma vision du monde, mes combats – le contraire de n’importe quoi.

5. La pensée chinoise ? L’étrangeté radicale. L’image même du malentendu. Et, donc, une discontiguïté totale, une homonymie sans recours, une impossibilité définitive de s’entendre, communiquer – étant bien clair, par ailleurs, que c’est dans cette impossibilité, cette homonymie même, que se trouve la source de mon « vertige chinois » ! Il y a deux attitudes possibles, et deux seulement, quand on débarque à Shanghaï. Y rester, s’y vouer, consacrer sa vie à tenter de pénétrer ce continent de la Pensée qu’est la Chine – c’est la position, mettons, de Granet. Ou bien le parti rigoureusement inverse : accepter de n’y pas entrer, renoncer à en percer le mystère, admettre, à la limite, que l’on n’y comprendra quasiment rien et adopter l’attitude qui fut, au fond, celle de Barthes au Japon et qui consiste à « prélever » sur le « corps étranger » de cette « pensée » autant de « traits » qui, « mis en batterie », produisent une sorte de « Japon rêvé ». Je dis Barthes. Mais je pourrais aussi bien dire – et, là, nous sommes bel et bien en Chine ! – Segalen, Saint-John Perse, Leiris dans son Journal de Chine, Malraux dans la Tentation, ou même ceux des intellectuels de notre génération qui furent, dans les années 60, tentés par une « folie mao » qui ne prétendait, en aucune façon, dire « la vérité » de la Chine nouvelle. Mentir vrai. Chiner faux. Tout sauf l’attitude philosophante qui consisterait à aligner on ne sait quels « énoncés » chinois « à côté » des « énoncés » de Platon, Descartes, Marx ou Hegel et, entre les uns et les autres, à l’intérieur du corpus ainsi constitué, établir des jeux de parenté, d’écart ou de discorde… Tout, en d’autres termes, plutôt qu’un syncrétisme dont l’effet serait, là comme ailleurs, ravageur : banalités pompeuses ; méconnaissance, pour le coup, généralisée ; orientalisme de pacotille dans ses versions diverses – l’Asie comme jeunesse du monde, berceau de ceci, refuge de cela… De la pensée chinoise, il faut avoir l’audace de faire un usage esthétique.

6. Sollers ? Ce fragment de Comédie est clair, il me semble. Il dit que la catégorie fondamentale de l’époque n’est pas le zapping mais la redite, non pas l’amnésie mais l’hypermnésie. Il dit : nous vivons un âge paresseux ; une fois qu’il a enregistré une image, il ne veut surtout pas en démordre ; une fois qu’il a enregistré un son, c’est le même son qu’il veut entendre, encore et toujours, à l’infini. Il dit, encore, que la loi du temps c’est cette stupeur de l’entendement, cet engorgement, de la faculté d’oubli que Nietzsche, encore lui ! appelait le ressentiment. Et il dit enfin que cela vaut, plus que pour quiconque, dans le cas des écrivains : qu’un grand écrivain surgisse, qu’il s’engage dans une aventure d’écriture et de vie ultra-singulière, qu’il oppose à ce temps répétitif, visqueux, le mouvement d’une énergie qui, aveugle ou pas, le fait devenir, à chaque instant, autre que celui qu’il est, et alors l’époque s’affole, s’affaire et va tout faire, ou presque, pour l’étouffer sous les clichés. J’ai connu Sollers en 1977. C’était, il me semble, l’une de ses périodes les plus productives (écriture de Paradis, probablement Femmes en chantier). Or ce fut aussi sa période la plus silencieuse (il n’avait rien publié depuis quatre ans, il n’allait rien publier pendant encore quatre ans). Et le souvenir que j’ai de lui, à ce moment-là, est bien celui d’un joueur inquiet, aux aguets, convaincu, à tort ou à raison, d’être cerné par une malveillance quasi générale, rattrapé, dès qu’il paraissait, par son propre stéréotype et engagé dans une lutte à mort avec l’époque. Le temps a passé, là aussi. On a peine à imaginer cela, quand on songe au Sollers triomphant d’aujourd’hui. Et pourtant ! Voilà ce que j’entends quand je parle de la « détresse » de Sollers…

7. Je suis mal placé pour décider si L’Idéologie française est « le plus vrai » ou « le plus courageux » de mes livres. Ce que je crois pouvoir dire, en revanche, c’est qu’il est, à coup sûr, celui qui m’aura valu les inimitiés les plus âpres et les plus durables. Je vais vous faire un aveu. J’ai, comme souvent les écrivains, un détecteur instantané d’inimitié qui me permet, face à un interlocuteur donné, de savoir, immédiatement : primo s’il s’agit d’un ennemi; secundo quel est le degré, l’intensité, de l’inimitié émise ; tertio de quand date ladite inimitié, de quelle époque de ma vie, c’est-à-dire de mon œuvre, elle relève – si c’est la « génération-Barbarie » (vieille gauche moscovite mal remise de son marxisme vulgaire), Testament de Dieu (antisémitisme rance de ceux qui n’ont pas encaissé de voir célébrer philosophiquement, et politiquement, les vertus de la Bible), Le Jour et la Nuit (connotation plus personnelle) ou encore cette « génération-Idéologie française » à laquelle vous faites allusion (et que je repère à des signes minuscules, des mots, des manières, une façon de glisser le nom de Péguy ou, pour les plus savants, celui d’Uriage, une rhétorique, une réticence imperceptible ou, au contraire, une aménité suspecte). Eh bien l’expérience prouve que, trois fois sur quatre, c’est à cette couche-là que j’ai affaire – une population considérable qui traverse le spectre politique, à gauche autant qu’à droite, et dont la qualité de haine est, au demeurant, incomparable ! Alors qu’ai-je dit, dans ce livre, qui me vaille cette haine-là ? Qu’ai-je fait pour qu’il se trouve encore des gens, par exemple à Esprit, pour « quand ils entendent le mot Lévy sortir leur revolver » ? Trois choses, il me semble. La distinction entre « pétainisme » et « collaboration » : l’idée que l’on pouvait s’opposer à l’Allemagne, refuser son modèle et ses oukases, bref ne pas entrer dans la voie de la collaboration stricto sensu et n’en être pas moins fasciste. Une réflexion sur la Résistance en termes de pensée et non plus seulement de morale: Mounier par exemple, qui s’est battu à partir de la fin 42, est un authentique maréchaliste transportant jusque dans les maquis son rêve de révolution nationale – alors que Sartre, qui n’a pas pris les armes (encore que… de cela aussi, il faudra un jour faire justice : il n’est pas évident que le militant du groupe « Sous la botte », puis l’ami de Pierre Kaan, en ait tellement moins fait que d’autres…), Sartre, donc, ne manifesta jamais la moindre sympathie de pensée avec le vichysme et fut, à ce titre, un antifasciste impeccable. Et puis enfin, troisièmement, la définition d’un pétainisme « transhistorique » dont j’étais loin de mesurer moi-même, à l’époque, toute l’étendue puisqu’il allait, en fait, de Péguy à Mitterrand…

8. Ce sont des versets politiques. Ou plutôt : des versets que j’ai lus, ou relus, avec des arrière-pensées politiques – je vous laisse deviner lesquelles. Exode XXXIV, 6 : « Yahweh, Yahweh, Dieu de tendresse et de grâce ; lent à la colère et riche en bonté, conservant sa bonté jusqu’à mille générations… » Michée, VI, 2 – mon préféré parmi les petits prophètes : « Écoutez, montagnes, le procès de Yahweh ; et vous, immuables fondements de la terre : Yahweh a un procès avec son peuple, il va plaider contre Israël… » Ou encore, dans la même veine et, avec à mes oreilles, la même résonance politique, ce fragment (IV, 1-2) du livre d’Osée : « écoutez la parole de Yahweh, enfants d’Israël ; car Yahweh a un procès avec les habitants du pays parce qu’il n’y a ni vérité ni bonté ni connaissance de Dieu dans le pays ; il n’y a que parjures et mensonges, assassinats, vols, adultères ».

9. Je continue. J’écris un roman sur l’argent.

10. Deux ou trois choses à propos de Sartre ? Je viens de vous en dire une – et elle me tient à cœur : c’est ma réponse à la phrase fameuse, et odieuse, de Roger Nimier sur « ces guerres que l’on ne fera ni avec la poitrine de Monsieur Camus ni avec les épaules de Monsieur Sartre ». D’une façon générale, j’aime bien Sartre. Et, après l’aveu de tout à l’heure, voici une confidence. J’aimerais prendre le temps, un jour, de traiter à fond la « question Sartre ». Je rêve de « Réflexions sur la question Sartre » qui seraient une manière de s’affronter à ce massif énorme, monumental, du XXe siècle. J’ai en tête, si vous préférez – je n’ose encore dire : en projet – un livre qui, toutes proportions gardées, tenterait de faire à Sartre le coup qu’il a lui-même fait à Flaubert. Le philosophe. L’écrivain. L’auteur de La Nausée mais aussi, dans Les Mots, l’adieu à la littérature. Le rapport à la psychanalyse. Le cinéma. Le théâtre. Le critique de Baudelaire et de Mallarmé. Les femmes. Le rapport à Genet. La vie, quoi ! Le siècle ! Et, bien sûr aussi, la politique – cette politique sartrienne si unanimement moquée, décriée, déconsidérée, alors que je ne suis pas loin de la tenir, moi, pour un élément essentiel de son héritage. J’ai horreur du parti pris antisartrien, toujours très mauvais signe…. Les « erreurs » de Sartre ? Hum… Regardons-y de plus près. S’est peut-être moins trompé que la plupart des nains qui, depuis cinquante ans, aboient sur son passage…

11. Où j’en suis ? Vraiment « je » ? Dans ce cas, il faut être précis. Avec Proust, toujours au même point, depuis plus de trente ans, date de ma première découverte de La Recherche ; relecture incessante, glose intérieure interminable, ma Bible littéraire, mon Talmud. Avec Céline, au même point, aussi, depuis quinze ans, l’année de mon article sur le livre de Muray dans L’Observateur : j’aime Rigodon et Nord ; je ne cesse de relire D’un château l’autre, le plus formidable livre jamais écrit sur, et contre, le fascisme à la française ; pour le reste, ce qui me passionne dans le « cas Céline » c’est le fonctionnement chimiquement pur de cette tentation fasciste – comment on devient fasciste quand on médicalise la question du mal ou qu’on réinjecte (mais c’est la même chose !) de la lumière dans la nuit du Voyage. Avec Joyce, plus compliqué : c’est Ulysse qui, quand j’y réfléchis, m’a dissuadé, pendant longtemps, de faire de la littérature mais c’est le même Ulysse qui m’a, un jour, encouragé dans l’aventure du Diable en tête puis des Derniers Jours de Charles Baudelaire – la musique, là aussi ; l’écriture, comme la musique et à sa place ; je disais Lautréamont ; j’aurais pu dire Proust ; mais cela vaut également pour Joyce qui, à mesure qu’il approche de la fin, écrit de plus en plus à l’aveugle et à l’oreille – sommet de cette arithmétique occulte qui est, selon Leibniz, la définition même de la musique et dont j’ai tendance à penser qu’elle est, aussi, le propre de la littérature. Avec Artaud, c’est très simple, en revanche : mon fils, qui porte son nom ; le Mexique, cf. plus haut ; Baudelaire dont il est, dans mon imaginaire, le double. Avec Kafka, un lien récent qui est celui de Comédie ; il y a des critiques qui, quand le livre est sorti, ont été déroutés, ou choqués, par mon « dialogue des moi » sans voir que c’était du pur Kafka – « j’ai deux adversaires, dit à peu près Kafka ; l’un me harcèle sur les arrières ; l’autre, à l’avant, me barre la route ; il y a un troisième moi qui les contient, qui prétend être mon “vrai moi” mais qui est mon pire ennemi ; et, entre les trois, des affrontements, des alliances nouées et renversées, des victoires, des défaites, toute une guerre intestine dont le nom est Franz Kafka ». Et quant à Bataille, enfin, j’ai, avec lui, une relation ancienne, quasi d’adolescence – l’anti-Breton ; celui qui, lorsque j’avais vingt ans, rivalisait déjà, en moi, avec lui et qui, depuis, m’a finalement guéri du surréalisme ; m’arrive-t-il de me rappeler, encore, l’Ode à Charles Fourier ? la « femme aux épaules de Champagne » ? cette « mer intérieure », cette grande « voix des profondeurs » dont l’écriture automatique est censée ouvrir les vannes ? Il me suffit, pour me déprendre, de repenser aux anathèmes du directeur de Documents contre la « révolution icarienne châtrée » des surréalistes, leur « idéalisme asservissant », leur « fuite vers les hauteurs », leur « occultisme » enfantin, leur « éternel féminin » – il me suffit de me remémorer son éloge de l’impur et de la dépense, en un mot son matérialisme. Bataille, mon maître en matérialisme.

12. Le dernier mot de Hamlet : « That’s silence ». Ou, dans Comme il vous plaira, la fin du monologue de Jacques le mélancolique ; « ... Sans teeth, sans eyes, sans taste, sans everything. »