Tragédie que ces 17 % de Français qui, quelles que soient leurs raisons, ont voté pour le parti de la haine, de la guerre civile, du racisme.
Honte au pays qui fait la leçon aux Autrichiens quand ils votent pour Haider, aux Italiens quand ils votent pour Berlusconi, et qui se retrouve avec Le Pen, le pire des trois, face à Chirac.
Honte, et colère, face aux irresponsables qui jouent avec le feu depuis vingt ans et qui, à force de renoncements, atermoiements, accommodements, à force de nous répéter que Le Pen est un homme politique comme les autres et que le vote FN n’est qu’un vote protestataire dont il ne faudrait entendre ni les troubles nostalgies ni les appels à la violence, l’ont banalisé, inscrit dans le paysage et mené donc, cette nuit, sur l’avant-dernière marche de sa résistible ascension.
Honte, colère encore, face aux salopards qui, aujourd’hui, brûlent des synagogues et qui, hier, saccageaient des stades de foot et sifflaient « La Marseillaise » ; nous leur disions, à ceux-là : « vous parlez comme Le Pen ; vous vous comportez comme Le Pen ; vous faites le lit de Le Pen et des repris de justice qui l’entourent en leur apportant sur un plateau la France dont ils rêvent, tout en leur permettant, en plus, de jouer les hommes de modération, les sauveurs » ; eh bien voilà ; nous y sommes ; les défenseurs de Vichy, ces gens qui n’aiment la France que malade, défaite, humiliée, ces représentants d’une extrême droite qu’un ancien Premier ministre gaulliste qualifia, naguère, de « raciste, antisémite, xénophobe », ces autres casseurs (mais des institutions, et des âmes), ces hommes qui ne se sont jamais caché de haïr la République, sont en situation de voir l’un des leurs briguer sa charge la plus symbolique.
Colère toujours face à l’extraordinaire légèreté des millions d’électeurs qui, confondant démocratie et spectacle, se déterminant sur un geste, une gifle, une crise de larmes, un jet de ketchup, choisissant l’une parce qu’ils la trouvaient « sympa », rejetant l’autre au seul motif qu’ils le jugeaient trop « guindé », trop « raide », trop « gris », élisant des visages plus que des idées, des physiologies et non des programmes, renonçant pour la première fois à voter avec leur mémoire et acceptant, dans l’ivresse, cet écrasement du champ de la mémoire, de l’histoire et des convictions au téléobjectif des médias et de leurs clichés – colère, oui, contre tous ceux qui, en jouant avec les petits candidats comme on zappe avec les chaînes de télé, ont mis la France à l’index, dans cette situation de cauchemar.
L’heure, cela dit, n’est plus vraiment ni à cette colère ni à cette honte.
Le moment n’est pas encore venu, non plus, de faire l’histoire de cette lèpre lente, de cette décomposition du politique et du social dont nous venons d’atteindre le stade ultime.
L’urgence, la seule urgence, est de se ressaisir, d’effacer l’opprobre de ce qui vient de se produire, de faire que le second tour rachète l’ignominie du premier – la seule véritable urgence est d’agir en sorte, non seulement que Chirac passe, mais que Le Pen soit écrasé.
Pas une voix ne doit manquer.
Pas un bulletin ne doit, cette fois, s’égarer.
Il faut transformer le vote pour Chirac en un vote contre Le Pen.
Il faut que ce vote soit si massif, si limpide, qu’il devienne, non un quitus au président sortant, mais un message sans ambiguïté pour l’aventurier dont la présence même, pendant quinze jours, sur les tréteaux de la campagne, fera de nous la risée du monde.
Il est vital, non pas exactement de « barrer la route au Front national » (on ose espérer que cela va de soi !), mais de susciter, dans le pays, un sursaut le ramenant aux 10 ou 15 % où il aurait dû se cantonner, n’étaient l’abstention sans précédent et le climat délétère qui ont marqué ce premier tour – il est vital de changer, dans les esprits, la nature même du scrutin en transformant le second tour en un grand référendum en faveur des principes républicains que les lepénistes conchient et qui sont notre sol, notre ciment, notre constitution communs.
Que Jacques Chirac soit, ou non, l’homme de la situation, qu’il ait ou non l’autorité requise pour le rôle, qu’il y ait quelque difficulté, aux yeux des ténors de la défunte « gauche plurielle », à le voir en rempart de la démocratie et du droit, ce sont des questions dont le moins que l’on puisse dire est qu’il aurait mieux valu se les poser avant. Il est là, voilà tout. Et nous n’avons, donc, plus le choix.
Certains des battus (Fabius, Mamère, Hue, Strauss-Kahn) l’ont compris dès les premières minutes et c’est leur honneur de l’avoir dit.
D’autres (Besancenot, Jospin) devront se reprendre, le comprendre, le dire à leur tour ; et ils devront le faire avec le minimum d’arrière-pensées, de calculs, de rancœurs – il sera toujours temps, dans deux semaines, de songer aux législatives ! Pour ma part, je n’ai, en trente ans, jamais voté à droite. Je le ferai le 5 mai. Dans l’esprit que je dis. Et, au fond, sans états d’âme.
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