Véronique HUNSINGER : Depuis quand avez-vous perdu le sommeil ?

Bernard-Henri LÉVY : J’ai toujours mal dormi. Même enfant. Mais le vrai point de bascule, c’est après, au sortir de l’adolescence. Peut-être à mon retour du Bangladesh. Je ne sais pas…

Est-ce le sommeil qui ne vient pas à vous ou plutôt vous qui lui résistez ?

C’est moi. Je ne parviens pas à lâcher prise. C’est comme s’il y avait une touche « pause » quelque part et que, chez moi, elle s’était détraquée. Je m’émerveille de voir des gens qui dorment naturellement. Je ne sais pas comment ils font. C’est « une sensation, une expérience, que j’ai perdue ».

Y a-t-il un trait de personnalité commun aux grands insomniaques ?

J’imagine, oui. La répugnance à perdre le contrôle. L’anxiété, la peur, à l’idée de s’abandonner. Et puis, disons-le : il y a aussi quelque chose qui ressemble à la peur de la mort. Un insomniaque, c’est quelqu’un qui a si peur de la mort que même l’exercice anodin du sommeil lui paraît terrifiant.

Avez-vous connu des périodes de rémission ?

Non. Ce qui change, dans les moments de la vie où l’on est heureux, dans les moments de grâce de la vie, c’est que l’on vit l’insomnie de manière moins angoissante. Ne pas dormir est, alors, beaucoup moins important. Dans ces moments-là, on se dit : « Puisque la vie moderne est, si souvent, une sorte de grand sommeil sans rêve, pourquoi ne pas faire de la nuit un moment, à la fois, de veille et de rêve éveillé ? »

Et les autres moments ?

Ce sont les périodes où l’on va moins bien. Et, là, c’est terrible. Tout prend des proportions affreuses. Tous les sens sont exacerbés. On se sent extralucide, mais cela peut aussi virer à l’hallucination, au délire. Ce sont les moments kafkaïens de mon livre, quand j’ai l’impression que les murs de ma chambre se rapprochent, que les fantômes des êtres chers et disparus surgissent des placards ou quand les moindres bruits de la nuit prennent des proportions terrifiantes. Je vous donne un exemple tout simple. J’ai été un père qui s’est beaucoup occupé de ses enfants, quand ils étaient petits. Eh bien, des décennies plus tard, les nuits où l’insomnie est la plus rude, je les entends pleurer…

Vous racontez dans votre livre avoir tout essayé pour retrouver un sommeil naturel. Vraiment, rien n’a marché ?

Un véritable insomniaque perd le sommeil comme un aveugle la vue. II n’y a pas de remède. C’est peut-être l’une des choses les plus angoissantes dans cette histoire. L’autre chose, évidemment, est de savoir à quel point on se met en danger en ne dormant pas. J’ai posé la question à tous les médecins en qui j ‘ai confiance. Mais, étrangement, personne n’a su me donner de réponse claire…Alors, dans le doute, j’ai souvent tenté de me guérir. Et je crois bien avoir essayé, en effet, toutes les techniques, toutes les machines, tous les remèdes possibles, tous les instituts du sommeil partout. Et rien n’a marché.

Vous prenez des somnifères depuis longtemps. Comment agissent-ils ?

Le somnifère permet de tomber dans le sommeil d’un coup – et, évidemment, c’est formidable. Mais ça vous fait aussi vous réveiller d’un coup – et ça, c’est plutôt dommage car ça vous prive du plaisir voluptueux, que j’avais autrefois, à franchir les portes du sommeil dans un sens comme dans l’autre, avec toutes les zones intermédiaires, les zones grises.

Vous ne pouvez plus vous en passer ?

Quand je suis en reportage, pour des raisons évidentes de sécurité, je n’en prends pas. Car il faut pouvoir se réveiller en pleine nuit et bouger à tout moment. Et c’est un engagement que j’ai avec mon photographe, mes fixeurs, mes camarades. Mais, du coup, je peux rester trois jours sans dormir du tout…

Comment gérez-vous l’accoutumance ?

J’alterne les molécules. Je sais que chacune perd ses vertus au bout d’un certain temps, que le corps s’habitue. Je ne suis pas médecin et je ne donnerai pas de conseils, mais je pense qu’il faut dédramatiser un maximum cette situation. Pour ma part, cela fait cinquante ans que ça dure et, honnêtement, je le vis de manière apaisée.


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