Le plus extraordinaire, dans cette affaire Fillon, c’est la non-affaire Le Pen.
Car enfin s’il y a bien, en France, une affaire d’emplois fictifs qui touche, non pas un, mais vingt-trois députés, c’est celle qu’a révélée l’Office européen de lutte antifraude et qui accuse les faux assistants, au Parlement européen, du parti de Mme Le Pen.
S’il y a bien, aujourd’hui, des mises en examen effectivement prononcées pour escroquerie, recel d’escroquerie, abus de biens sociaux, blanchiment ou financement illégal de campagne, c’est celles qui concernent le microparti Jeanne et son prestataire Riwal, tous deux satellites du Front national.
Et s’il y a bien un parti corrompu, rongé par le népotisme, recordman des sanctions pénales pour incitation à la haine, coups et blessures, détournements de fonds, prise illégale d’intérêts, j’en passe, c’est encore lui, le FN.
Or le fait est que ces condamnations n’ont pas l’ombre de l’écho des soupçons pesant sur le candidat de la droite républicaine.
Quand on en parle, quand Mediapart ou Le Canard rappellent ces mises en examen à répétition, ces instructions qui avancent et débouchent sur des jugements sévères, quand ils évoquent les odeurs de basse cuisine qui remontent des officines du Front national, les mêmes chaînes d’information, qui ne nous font grâce d’aucun détail des travaux, des jours et de la vie de Penelope Fillon, n’y accordent qu’une attention intermittente et distraite.
On peut dire, en ce début de campagne, tout le mal qu’on veut de la fille de Jean-Marie Le Pen, on ne lui fait aucun mal ; on peut accumuler, contre elle, les scandales, les soupçons ou les preuves de tricherie, on peut apporter toutes les pièces attestant du financement de son parti par une puissance ennemie, rien de cela n’imprime la conscience collective et tout se passe comme si elle jouissait d’une sorte d’impunité – mais la vraie, celle qu’accorde l’Opinion à ses favoris…
Car telle est, au fond, la situation.
On sent, concernant Mme Le Pen, mieux qu’une indulgence, un refus de voir et d’entendre ce qui serait de nature à la disqualifier.
On perçoit une étrange volonté d’ignorer tout ce qui serait susceptible de décourager la nouvelle hypothèse avec laquelle jouent les commentateurs, les responsables de parti ou, encore une fois, l’Opinion et qui est l’hypothèse d’une Le Pen approchant du pouvoir ou y parvenant.
Et, un peu comme au Royaume-Uni avec le Brexit ou aux États-Unis avec cette campagne présidentielle où un curieux deux poids et deux mesures faisait que l’on ne nous parlait que de la « corruption » supposée de Mme Clinton alors qu’on avait sous les yeux les turpitudes avérées de M. Trump, il semble que l’on en soit là : une France jouissant de son acharnement sacrificiel à démettre le vainqueur de la primaire de la droite libérale – et, en même temps, le désir obscur de voir ou, en tout cas, d’imaginer son adversaire d’extrême droite à la barre.
On songe à Stefan Zweig et à sa description poignante d’un « monde d’hier » dont on ne dira jamais assez qu’il fut l’un des sommets de la civilisation ; qui la devait, cette excellence, non au fait qu’il fût puissant comme la Rome de César, mais à sa douceur de vivre et à sa tolérance ; mais qui voulait furieusement mourir, cherchait confusément son bourreau et bascula ainsi dans l’abîme.
On songe, trente ans plus tard, aux personnages du monde, non d’hier, mais de demain dépeints dans Le Tentateur de Hermann Broch et qui, à force de bégayer « la démocratie est morte », ou « à bas les élites », ou « sus à Weimar et à sa décadence », à force d’ânonner leur détestation de la prose politique sur le ton des aristocrates de La Crypte des capucins de Joseph Roth valsant à perdre haleine en répétant, comme des mécaniques déréglées, « je hais les Habsbourg… je hais les Habsbourg… », finirent par s’offrir à Marius Ratti, le démagogue démoniaque.
Et on peut même, tant qu’on y est, se souvenir de ce moment, décrit par les Anciens, où la République, gorgée de biens matériels et spirituels, ivre de la facilité que donne le libre accès à l’abondance et, soudain, « prise d’inflammation », sent la grâce qui la fuit, le dieu qui lâche le gouvernail et l’assemblée des citoyens qui sombre dans cette caricature de démocratie qu’ils appelaient l’« ochlocratie », la tyrannie du mauvais peuple.
Nous n’en sommes pas là.
Et on ne peut heureusement pas comparer les tribuns de second ordre du Front national aux monstres stupéfiants du temps de Zweig, Broch et Musil – pas plus, d’ailleurs, que François Fillon à Walter Rathenau ou Roger Salengro.
Mais additionnez ceux qui disent : « on a tout essayé, pourquoi pas ça ? » ; ceux qui, consciemment ou non, préfèrent « ça » à rien et, comme disait le poète, la tempête à l’ennui ; les partisans du « grand coup de pied dans la fourmilière » et du « enfin il va se passer quelque chose » ; ajoutez-y la conjonction de nos anxiétés et du nihilisme ambiant, de notre torpeur de grand corps malade et de la volonté de la tester ; conjuguez les manquements avérés de nos élites et leur procès sans merci ; ce qui reste du désir de radicalité et la volonté, toujours dangereuse, de transparence et de pureté ; considérez le bruit que font les abcès qu’on a trop longtemps couvés et qui, parvenus à l’extrême grosseur, éclatent toujours dans la pestilence ; il y a, dans tout cela, un cocktail proprement détonant ; le principe d’une fuite en avant, d’une épidémie, d’un désir viral et souvent inconscient, d’une hypnose ; il y a là une série de glissements insensibles qui font que, pour la première fois, Mme Le Pen a le vent en poupe et pourrait être, effectivement, élue.
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