A l’heure – mardi 31 août au soir – où j’écris, il est impossible de faire le moindre pronostic quant au sort de Christian Chesnot et Georges Malbrunot.
On ne peut, selon le tempérament de chacun, qu’espérer, calculer, parier, hurler, prier.
On ne peut qu’imaginer, ou s’efforcer d’imaginer, cette situation limite (peur… incrédulité stupéfiée… perte des repères et des codes… silence et assombrissement du monde… déréliction… abandon…) qui fut celle, déjà, d’Enzo Baldoni, l’otage italien exécuté, il y a huit jours, par la même milice de lyncheurs – on ne peut qu’essayer d’imaginer, dans leur cellule secrète d’Iskandaria ou de Latifa, cette déshumanisation programmée qui fut, avant eux, le lot de Nicholas Berg, et celui de Daniel Pearl, et celui de plusieurs autres, tombés dans ce Kidnapland qu’est le triangle sunnite irakien.
On ne peut que s’associer, ou tenter de s’associer, à l’angoisse des familles, des amis, des confrères du Figaro et de RFI – on ne peut que dire sa fraternelle mais, hélas, bien vaine solidarité à tous ces proches qui, comme Ruth, la mère de Daniel Pearl, se sont peut-être dit, mais sans oser le formuler assez clairement : « et si c’était le voyage de trop ? le reportage de tous les dangers ? l’infime mais fatale erreur qui guette, un jour ou l’autre, chaque reporter de guerre ? »
Et puis on ne peut pas ne pas songer, aussi, au piège où ce type de situation nous précipite presque inévitablement – on ne peut pas ne pas s’inquiéter de tous les mauvais réflexes, de toutes les sales pensées, qui nous assaillent tous, toujours, dès lors que s’enclenche la mécanique de ces prises d’otages sans vraie logique ni revendication, sans négociation possible, sans adversaire identifié.
N’y a-t-il pas quelque chose d’étrange, par exemple, dans le réflexe que nous avons tous eu d’attendre des musulmans français qu’ils se démarquent des kidnappeurs et, lorsque cela fut fait, lorsque l’on eut vu des beurs et des beurettes manifester au Trocadéro, de saluer la bonne nouvelle, de s’émerveiller de ce prodige républicain – d’avouer, en d’autres termes, que nous les tenions, jusqu’à preuve du contraire, pour comptables des agissements de leurs « frères » irakiens ?
N’y a-t-il pas quelque chose, non seulement d’étrange, mais d’extraordinairement inquiétant dans cette façon que nous avons eue, à l’inverse, de nous féliciter des appels à la raison lancés par tel chef du Hezbollah libanais, tel leader du Hamas palestinien, tel imam égyptien ou londonien prêchant à longueur d’année les attentats-suicides contre « les juifs et les croisés » mais expliquant là, soudain, que l’on se trompait de cible ? n’y a-t-il pas quelque chose d’obscène dans la promotion, chez certains, d’Al-Jazira au rang de nouveau canal démocratique exhortant, entre deux communiqués d’Al-Qaeda, à libérer les kidnappés ? ou, pis, dans la métamorphose d’un Tariq Ramadan que l’on avait quitté embourbé dans ses arguties sur la lapidation de la femme adultère et que l’on retrouve, plus tartufe que jamais, dans le rôle de champion d’un islam de dialogue, de tolérance et de modération ?
Et puis nos diplomates eux-mêmes… Cette façon, chez quelques-uns de nos diplomates, de dire : « on ne comprend pas… nous avions donné tous les gages… payé tous les tributs… passe encore l’Italie, alliée de Bush… mais la France… un Français… la bonne politique de la France, censée faire rempart aux exactions des fana- tiques »… Ce lapsus, version planétaire, des « Français innocents » de naguère, qui fait dire à tel responsable du Quai d’Orsay que les assassins se sont derechef trompés de cible et qui sous-entend, par conséquent, qu’il pourrait y avoir de bonnes cibles pour les soudards de ce que l’on persiste à appeler la « résistance » irakienne… Cette manière, en un mot, de cracher le morceau de la fameuse « politique arabe de la France » qui était notre non-dit depuis trente ans et qui, pour la première fois, s’énonce en termes si crus et avoue si naïvement que son objectif était de nous protéger des coups : tout cela n’est-il pas, oui, terriblement gênant ?
Entendons-nous. Je pense, moi aussi, que tous les moyens sont bons pour obtenir la libération de Chesnot, de Malbrunot, ainsi, même et surtout si l’on en parle moins, que de Mohammed al-Joundi, leur fixeur. Je me souviens d’Aldo Moro, otage des Brigades rouges et victime des rodomontades d’une classe politique italienne prétendant que jamais, au grand jamais, elle ne parlerait avec les assassins ; et, parce que je me souviens de cela, parce que j’ai encore, trente ans après, les oreilles pleines de leur hypocrite et meurtrière « raison d’Etat », je crois que le seul devoir est, en pareille circonstance, d’essayer d’être plus rusé, plus retors, plus malin que le Malin. Mais impossible, tout de même, de ne pas garder ouverte la troisième oreille pour l’autre voix : celle qui, oublieuse du bon art de la guerre, nous fait dupes de nos ruses, complices de nos arrière-pensées et, d’accommodement en reculade, aveugles au fascisme à visage islamiste.
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