Lisbonne. 25 avril. Revenir ici, à Lisbonne, alors que la campagne, en France, bat son plein et que Ségolène Royal reprend la main. Et y revenir, trente ans après, en ce jour anniversaire de cette « révolution des œillets » que j’étais venu voir de près, deux étés de suite – 1974, 1975, je rentrais du Bangladesh, j’avais 20 ans passés, je sentais bien que l’esprit du monde abattait là l’une de ses cartes décisives…

Je retrouve Otelo de Carvalho, le héros de l’époque et architecte de l’insurrection, dans un restaurant proche de la place du Marquis de Pombal, derrière le parc.

Il a 70 ans mais n’a pas tellement changé – juste blanchi, le visage et la silhouette affinés, je me souvenais de plus de corpulence, d’un côté plus poupin, visage de chérubin sur un corps de chef de guerre : je le voyais, à l’époque, comme un Danton en uniforme, le surgissement du baroque au milieu de la momification salazariste –, les révolutions, d’habitude, produisent des Saint-Just ; là, non ; un personnage excessif et joyeux ; un parfum de truculence avant l’inévitable glaciation ; un acteur de commedia del arte dans l’univers de convention des révolutions-qui-ne-sont-pas- des-dîners-de-gala…

Se souvient-il de notre « boulevard du rhum », une nuit, dans une salle du palais de Belem dont on avait arraché les tapisseries ? Des milliers de manifestants, en bas, sur la place, scandaient « O povo unido jamais sera vincido ». Il allait, tel un pape, paraître à la fenêtre. Mais il avait retiré sa vareuse. Ouvert son col de chemise. Et un officier d’ordonnance avait pris le temps de disposer, sur une table de bois verni, douze verres de porto qu’il fallait boire cul sec, chacun partant d’un bout, le but du jeu étant d’arriver le premier au centre de la table. « Bien sûr que je m’en souviens, s’esclaffe-t-il dans ce français parfait que parlent les vieux Lisboètes… Ce jeu était absurde… Je vous avais laissé gagner… »

Et Dominique de Roux ? Se rappelle-t-il Dominique de Roux, l’écrivain français qui avait fui Paris pour se mettre à son service et qui disait que les héros étaient les vrais rivaux des écrivains parce que eux aussi créaient des mythes ? « Si je me le rappelle ! L’auteur du Cinquième Empire ! Notre premier ami ! Je l’avais connu avant, dès la Guinée-Bissau. C’est lui le visionnaire qui a compris que le monde, ici, changeait de bases. Il nous a aidés. Un jour, je raconterai. »

Son nom, Otelo ? Ce nom de Maure, non de Venise, mais de Lisbonne, qui a tant fait pour sa légende et qui, pour le lettré que j’étais, sonnait forcément shakespearien ? « Je ne sais pas. Peut-être. Mon grand-père était acteur. Moi aussi, je voulais être acteur. Je ne le disais pas, à l’époque. Mais je suis devenu capitaine par défaut. Mon vrai rêve était de partir à New York et d’entrer à l’Actor’s Studio. Croyez-vous qu’il y ait un héritage des noms ? Et, ensuite, une prédestination ? »

Et Malaparte ? C’est moi qui, pour le coup, n’osais lui poser la question à l’époque : mais aujourd’hui… une révolution comme celle-là, une conspiration si parfaite, cet ordre de mission qu’il avait rédigé de sa main, qui n’existait qu’en un exemplaire mais qui fut la feuille de route, le même jour, au même instant, de dizaines d’officiers dispersés à travers le pays – est- ce que je peux lui poser, aujourd’hui, la question qui me brûlait les lèvres et qui était de savoir s’il fallait, pour fomenter un pareil coup d’Etat, avoir lu Curzio Malaparte ? « Vous parlez comme Dominique, me dit-il en éclatant à nouveau de rire ! Lui aussi, ça le travaillait ! Je me demande même s’il ne m’avait pas offert le livre ! Mais non ! Rien ! Ni Malaparte, ni Marx, rien – tout était là, tout venait de là… »

Il a fait ce geste de se toucher la tempe qui peut vouloir dire aussi : « nous étions fous, mabouls, je ne sais pas si nous nous rendions compte de ce que nous faisions ni des risques que nous prenions ».

Car Otelo, entre-temps, s’est assagi.

Il s’est fait une tête à la Pessoa, sec et modeste, intégrité faite homme, des mondes derrière ses lunettes cerclées.

Tel un Rimbaud qui aurait trouvé son Harrar, mais chez lui, à domicile, il prétend s’occuper maintenant, depuis Lisbonne, de commerce avec l’Angola.

Il a fait de la prison, trois fois, dont une pendant cinq ans, au début des années 80, pour constitution de bande armée et terrorisme : « un piège des communistes, souffle-t-il… j’étais leur vrai ennemi… celui qui leur a volé leur révolution… normal qu’ils ne me l’aient pas pardonné et qu’ils aient tenté d’avoir ma peau ».

Mais sur le fond, oui, il est le même. Et quand les clients du restaurant, qui l’ont reconnu, s’approchent, quand les serveurs viennent lui dire la reconnaissance du peuple pour l’homme qui a changé le visage de leur pays, je retrouve, moi aussi, intacte, mon émotion d’autrefois face à celui qui incarna notre dernière grande révolution en même temps que la première à être restée, jusqu’au bout, romantique, pacifique, démocratique.

Énigme Otelo. Mystère de cet homme qui, sans toujours le savoir lui-même, fermait le cycle noir des soulèvements barbares. A-t-il, cet homme, la place qui lui revient dans nos imaginaires ? Et lui reconnaîtra-t-on un jour son rôle, tout son rôle, sur le théâtre d’une Europe qui commençait, alors, de tourner le dos à ses démons ? Il est temps.


Autres contenus sur ces thèmes