Excellente émission d’Arlette Chabot sur France 2 la semaine dernière (« Mots croisés », le 28 avril 2003). Bernard-Henri Lévy y soutenait, comme il a été invité à le faire exactement partout, les thèses d’un pamphlet imprécateur écrit avec la véhémence d’un polar inspiré.
Sommairement : le terrorisme des « fous de Dieu » est un fait nouveau, incontrôlable et dévastateur. On a, d’un certain côté, très vivement reproché aux États-Unis de le poursuivre en Irak. On a eu raison. George W. Bush s’est trompé de cible. Mais, selon Bernard-Henri Lévy, on a tort de penser que ce terrorisme est entièrement dé-territorialisé. Son cerveau et son poumon sont au Pakistan. Aidé par les services secrets et couvert par l’Etat. Après les derniers attentats suicides en Israël par des sujets britanniques, les révélations sur l’origine pakistanaise de ces nouveaux kamikazes, sortis des écoles sophistiquées de Grande-Bretagne, renforcent en partie ces thèses.
Après avoir rendu hommage aux mérites de ce « grand livre », Hubert Védrine lui a demandé si, en assignant un lieu d’origine au terrorisme et en accusant un Etat d’en porter la responsabilité, il ne paraissait pas réclamer que les États-Unis prennent le Pakistan pour cible d’une nouvelle intervention militaire. « En aucune façon », a répondu Bernard-Henri Lévy. « Je n’en suis aucunement partisan. Je demande qu’on prenne conscience non seulement de l’origine des organisations terroristes, mais des dispositions prises par les services secrets pakistanais pour organiser un transfert d’armements nucléaires entre les islamistes pakistanais et les dirigeants de la Corée du Nord. »
La discussion sur ce dernier point relevant du vraisemblable mais de l’invérifié, l’accord entre les deux interlocuteurs s’est fait sur la nécessité – maintes fois défendue ici – d’une mobilisation générale contre l’islamisme radical, dont les musulmans sont les premières victimes. Mais avec l’idée, selon Hubert Védrine, de retirer aux dizaines de millions d’Arabes et de musulmans étrangers au terrorisme l’embarras causé par le problème du Proche-Orient. Si l’on veut que l’Islam lutte contre l’islamisme, il faut ôter aux islamistes le prétexte dont ils se servent pour se conforter dans leur radicalisme, pour faire un procès à l’Occident tout entier, et rechercher un « choc des civilisations ». A quoi Bernard-Henri Lévy a répondu qu’il en était bien d’accord, mais que le problème israélo-palestinien n’était nullement à l’origine de la naissance et de l’expansion de l’islamisme. « Si soudain les Israéliens et les Palestiniens concluaient un accord de paix, il n’y aurait pas un seul fou de Dieu de moins. »
Que le conflit du Proche-Orient ne soit nullement à l’origine de l’islamisme radical, c’est une évidence que seuls les esprits sectaires peuvent contester. Le fameux mouvement wahhabite de l’Arabie Saoudite est né au XIXe siècle, bien avant la naissance de l’Etat d’Israël, et il s’est développé indépendamment des problèmes suscités par la création de cet Etat. Aussi bien il est vrai que Ben Laden a mis du temps avant d’instrumentaliser la cause palestinienne.
Pourtant, pourtant. Il ne faudrait pas se rassurer à si bon compte. Ce n’est pas parce qu’un événement n’est pas à l’origine d’un phénomène qu’il ne le nourrit pas, ne le radicalise pas, ne finit pas par le justifier. Il se peut que le nombre des fous de Dieu ne diminue pas en cas de règlement du conflit israélo-palestinien. Il serait plus probable pendant un certain temps au moins que ces extrémistes ne veuillent à aucun prix d’un tel règlement. D’autant qu’il y a des fous de Dieu partout : l’assassin de Rabin n’était ni arabe ni musulman. Le nombre des fous de Dieu ne diminuerait peut-être pas, mais ce qui est essentiel, et en vérité déterminant, c’est que, si jamais, par miracle (car il en faudrait un), les États-Unis imposaient aujourd’hui les conditions d’une coopération israélo-palestinienne contre les extrémistes des deux bords, tout changerait. Les opinions publiques musulmanes seraient délivrées d’une motivation sincère qui leur sert d’alibi.
On peut trouver injuste, inexplicable ou mystérieusement suspect le fait que ce qui se passe en Israël, qui concerne des populations si peu nombreuses et où les pertes en vies humaines, pour tragiques et insupportables qu’elles puissent être, n’ont rien à voir avec le nombre de morts et de blessés que n’importe quel affrontement suscite sur notre planète, ait une telle capacité de mobilisation émotionnelle. Qu’un peu partout désormais, et surtout au Pakistan, selon Bernard-Henri Lévy, l’anti-sharonisme se transforme en antisionisme, et l’antisionisme en antisémitisme déclaré. Il n’en demeure pas moins qu’au départ le conflit du Proche-Orient joue un rôle de cause première.
Nous, Français, bénéficions sans doute de la non-participation de notre gouvernement à la guerre d’Irak. Mais nous sommes condamnés à vivre plus que les autres les convulsions de ces affrontements et les résonances passionnelles qui les accompagnent. On nous répète tous les jours, à juste titre d’ailleurs, que l’islam est la deuxième religion de France et qu’elle concerne 5 à 7 millions de citoyens et de résidents. Il est bien tard et l’intégration a partiellement échoué. La République ne peut plus grand-chose contre la force de cette présence et le caractère inéluctable du communautarisme qu’elle entraîne. Elle a décidé, cependant, de traiter avec elle avec le risque de la conforter en la légitimant, mais avec l’espoir de contribuer à républicaniser l’islam de France plutôt que de laisser islamiser la République. Nous avons pour cela bien des atouts. Certains penseurs vont jusqu’à dire que la France est une chance pour l’islam dans la mesure où tous les débats et les mises en question y sont possibles. Mais il nous faut prêter attention aux funestes conséquences provoquées par une aggravation du conflit israélo-palestinien.
[Précision : il n’est pas question de souhaiter telle ou telle solution du conflit pour la simple raison que cela pourrait susciter une aggravation antisémite des musulmans de France ou d’une dérive anti-arabe des Français juifs solidaires d’Israël. Il s’agit de considérer comme urgente la solution la plus équitable pour les raisons plus haut énoncées, car nous sommes, nous, en France, dans l’impossibilité de nous accommoder impunément d’une prolongation du conflit.]
Tous les autres Etats européens peuvent se contenter de considérations morales, d’« attendre et de voir », et de prendre parti pour les uns ou pour les autres selon les circonstances. Mais la société française se trouve engagée dans une situation qui la rend plus vulnérable et qui doit rendre son désir de solution juste plus militant.
Réseaux sociaux officiels