JOSEPH MACÉ-SCARON et ALEXIS LACROIX : Dans Qui a tué Daniel Pearl ?, votre livre précédent, vous parliez de la guerre en Irak comme d’une « absurde, tragique erreur de calcul historique ». Maintenez-vous ce jugement ?
BERNARD-HENRI LÉVY : Oui, bien sûr. Je rentrais, à l’époque, du Pakistan. J’avais vu, là-bas, des menaces autrement plus terrifiantes en train de se mettre en place dans l’indifférence quasi générale. J’étais tombé, notamment, sur la piste d’Abdul Kader Khan, ce père de la bombe atomique pakistanaise dont on a fini, au bout d’un an, par admettre officiellement ce que je criais, alors, dans le désert, à savoir qu’il était à l’origine d’un gigantesque trafic en direction des Etats voyous. Alors, face à cela, face à la protection donnée à Khan par l’armée et les services secrets de son pays, face à ses liens avec Al-Qaïda dont, par parenthèse, la presse ne parle pas encore mais dont j’avais, moi, après Daniel Pearl, apporté les premières preuves, il est vrai que la menace irakienne me semblait, comment dire ? un peu légère…
La chute du totalitarisme soviétique aurait pu inaugurer une ère nouvelle consacrant le retour de la morale dans les affaires internationales. La guerre en Irak ne marque-t-elle pas surtout une défaite de la morale ?
Non. Du point de vue de la morale, cette guerre était plutôt juste. C’est politiquement qu’elle était désastreuse. Regardez, un an après, la situation. Embrasement général du pays. Les chiites basculant massivement dans le jihad. Al-Qaïda prenant pied dans une zone où il n’était guère implanté. Le fanatisme usurpant le beau nom de résistance pour martyriser les cadavres des GI’s. Rarement guerre d’ingérence aura débouché sur une débâcle aussi massive. Rarement si cruel démenti aura été infligé aux buts avoués d’une intervention. Les Américains en Irak ? Une situation exemplaire d’ange qui fait la bête. Le cas d’école d’une moralité inattaquable rattrapée par ses effets induits. Je me méfie toujours, voyez-vous, des discours qui exhortent les dirigeants politiques à la morale. Et, depuis déjà bien longtemps, je préfère qu’un homme politique, plutôt que de plagier les moralistes, agisse en bon politique. En Irak, les néoconservateurs américains, enivrés par la justesse de leur cause morale, ont négligé de prêter attention aux conséquences involontaires, c’est-à-dire proprement politiques, de leurs entreprises. Comme il eût été préférable que l’administration Bush, avant de se lancer dans cette aventure absurde, fît, vraiment, de la politique !
Pouvez-vous préciser ?
La question de l’islam, par exemple. Vous connaissez mon avis sur la question. Il n’y a pas de guerre des civilisations qui oppose l’Occident et l’islam. La ligne de fracture, la vraie, passe ailleurs, à l’intérieur de chaque aire civilisationnelle, séparant ceux qui parient sur la démocratie et les droits de l’homme et ceux pour qui ces idéaux ne signifient rien ou pas grand-chose. Alors, voilà. Parce qu’ils ont adopté une conception vulgaire et frontale du choc des civilisations, les néoconservateurs de Washington ont été incapables d’entendre les voix de tous ces musulmans, plus nombreux qu’on ne le croit, qui se battent pour l’instauration de l’Etat de droit. Ils ont été aveugles à l’existence de cette frontière intérieure à l’islam qui partage un islam de ténèbres et l’islam lumineux des enfants de Massoud. En sorte que, là non plus, la grande démocratie américaine n’a pas failli à la morale, mais a échoué par moralisme : si elle s’est enlisée dans les sables du désert irakien, c’est parce qu’elle a placé la pureté de son éthique de conviction dans la cabine de pilotage ; la faute des néoconservateurs, leur erreur impardonnable, c’est de s’être montrés, en l’espèce, de piètres stratèges.
Et l’Europe ? Où est sa faute ?
L’Europe a certes placé la politique au poste de commande. Mais elle l’a fait dans le mépris de la liberté des peuples du Moyen-Orient et dans l’indifférence la plus cynique au sort du plus martyrisé d’entre eux, le peuple irakien. Je suppose que, pour faire de la bonne politique, il faut se situer à mi-chemin entre l’amoralisme européen et le moralisme des néoconservateurs.
Aurait-il été possible, dans cette affaire, de garder le juste milieu, alors que, sur les deux rives de l’Atlantique, on ne tolérait que des opinions enrôlées ?
Attendez. Que les Américains se soient trompés est une chose. Leur coller tous les péchés du monde sur le dos et, notamment, cette histoire de peuple enrôlé, drogué à la propagande et prêt à pratiquer une sorte de croisade à l’envers, c’en est une autre qui, personnellement, me semble très dangereuse. Attention à l’antiaméricanisme. Attention à cette vieille passion française et, désormais, planétaire qui fédère ce qu’il y a de pire dans les inconscients politiques, extrême gauche et extrême droite confondues. Qui a enrôlé qui dans cette affaire ? Qui a déclaré la guerre à l’autre ? N’en déplaise aux champions de l’« apaisement », c’est Ben Laden qui a foudroyé l’Occident en déclarant une guerre totale à tous les démocrates de la terre. Ce sont les séides d’Al-Qaïda qui attisent la guerre des cultures, en donnant à cette notion une dimension planétaire et prescriptive. Les Occidentaux se sont contentés de mener, de conserve ou dans la division, des ripostes plus ou moins habiles, plus ou moins rusées, mais des ripostes.
Le grand clivage transatlantique ne se reconstruit-il pas sur la définition même du terrorisme ?
Peut-être. Mais, alors, quel leurre ! Et quelle folie ! C’est le piège que tend aux Européens le chantage jihadiste. C’est tout le sens de ces déclarations récentes, attribuées au numéro 1 ou 2 d’Al-Qaïda, selon lesquelles une attitude conciliante, ou des concessions, à l’égard de l’islamisme suffiraient à déjouer la rage des terroristes. Et ils sont nombreux, les Européens, à être disposés à le croire – ils sont nombreux à penser, de bonne foi, que tout crime commis contre l’Occident est une réponse au « scandale » de son hégémonie. Le problème c’est que c’est faux. Idiot et faux. Si le nouveau Premier ministre espagnol, José Luis Zapatero, confirme le retrait du terrain irakien des troupes espagnoles et multiplie les déclarations lénifiantes, il ne détournera pas la foudre des terroristes : son attitude, nouvel avatar du munichisme européen, ne servira qu’à désarmer ses compatriotes.
L’Europe peut-elle se réveiller ?
Tant qu’ils croient leurs intérêts vitaux préservés, les peuples n’inclinent guère à la bravoure. Quand, en 1941, les Américains ont compris que le nazisme étendrait ses ailes noires jusqu’à eux, ils ont décidé, en un sursaut de lucidité, d’en découdre avec ce que Léon Blum appelait le « fanatisme idolâtre ». L’Europe se réveillera symétriquement le jour où elle prendra conscience du fait qu’elle n’est pas à l’abri de la rage des jihadistes et que les fatwas de ces derniers la concernent autant que les États-Unis. En attendant, la vérité doit être dite aux peuples européens. Pour un activiste d’Al-Qaïda, pour les militants des groupes islamistes pakistanais que j’ai croisés, le monde est ainsi structuré que Madrid est une ville des États-Unis et la France, quelles que soient ses prudences, une province de l’empire du Mal. Il faut tout notre nombrilisme ethnocentrique pour croire le contraire. Il faut tout notre provincialisme pour croire que, depuis Karachi, ce type de distinguo subtil entre adversaires plus ou moins résolus de la secte puisse avoir le moindre sens.
L’Europe, qui a son « Monsieur Terrorisme », le Néerlandais Gijs de Vries, peut-elle avoir une ligne de défense commune ? Ou doit-elle, au contraire, apporter sa contribution à la lutte internationale contre le terrorisme ?
Les deux, bien sûr. Sauf qu’en ce qui concerne la ligne de défense commune européenne j’ai, hélas, les plus vives craintes. Je suis de ceux qui, vous vous en doutez, s’enchantent de voir les anciennes nations captives d’Europe centrale et orientale rejoindre enfin leur famille naturelle. Nous le leur devions. C’était une terrible dette contractée du temps – et il dura si longtemps ! – où nous nous accommodions sans états d’âme de ce partage de l’Europe en deux aires de civilisation, presque deux temporalités, séparées par un quasi-décret du destin. Et, cette dette, il était donc essentiel de l’acquitter en opérant cet élargissement communautaire. Cela étant dit, l’élargissement change aussi la donne politique. Et nous n’allons pas tarder à découvrir qu’on ne fait pas l’Europe à vingt-cinq comme on la faisait à quinze et que l’identité politique de l’Europe aura, au moins en un premier temps, tendance à se diluer.
Comment prévenir cette dilution annoncée ?
Je ne crois pas à des progrès foudroyants du côté des institutions proprement politiques. Je suis également assez sceptique sur ces histoires de « culture européenne » qu’on nous exhorte régulièrement à « construire » et dont, à part Arte dont je préside toujours, avec beaucoup de fierté, le conseil de surveillance, je ne vois pas tellement de manifestations. Le levier, en revanche, c’est peut-être la politique étrangère. Et je vois assez bien des chefs d’Etat européens ambitieux, et fidèles aux pères fondateurs, portant sur les fonts baptismaux une véritable instance de pilotage d’une politique étrangère commune. Cela a si cruellement manqué au moment du Kosovo ! Et de la Bosnie ! Et, aujourd’hui, face à la guerre en Tchétchénie, face à la destruction méthodique de Grozny et à tous ces massacres de civils que l’on nous fait avaler au nom d’une alliance antiterroriste qui a bon dos… !
Vous évoquez le danger d’une dilution de l’identité politique de l’Europe. Quelle est votre position sur la candidature de la Turquie ?
Je n’ai pas d’objection de principe. L’adhésion à l’Union européenne d’un pays musulman laïque et moderne, d’un pays qui offre, qui plus est, un exemple d’islam démocratique, serait même une bonne chose. Mais cette intégration me paraît, pour l’heure, inenvisageable. Pour plusieurs raisons. A commencer par le fait que la guerre des deux islams sévit aussi là-bas et que nul ne peut aujourd’hui affirmer que le rapport de force soit destiné à demeurer, à court terme au moins, favorable à l’islam kémaliste.
Les Européens ont souvent le sentiment d’être emportés par un processus d’intégration qui reste indifférent à la question de l’identité…
C’est vrai. Mais voilà, justement, un domaine où nos nouveaux partenaires de l’autre Europe anciennement captive ont beaucoup à nous apprendre. L’Europe est-elle chrétienne, juive, grecque, latine ? A-t-elle une part musulmane ? Sera-t-elle politique ? Morale ? Ces questions, qui font bâiller les Européens de l’Ouest, animent chez nos voisins d’Europe centrale des débats enflammés. De même, d’ailleurs, qu’une autre question encore qui fut posée par Joschka Fischer, il y a quelques années, lors d’une conversation dont j’avais publié la substance dans Le Monde et qui est en train de rebondir, ces jours-ci, à Prague, Budapest et Varsovie. Quelle devrait être la constitution de l’Europe ? demandait Fischer. Sa vraie constitution. Celle, non pas exactement juridique, mais ontologique, qui sera, le jour venu, son sol, son socle, son grund. Et il répondait : cela ne pourra être qu’un pan de notre mémoire commune ; un événement à la signification non réversible d’un pays à l’autre ; un événement, si vous préférez, qui ait pour particularité d’avoir la même signification sur tout le continent ; et cet événement, concluait-il, il n’en existe qu’un et c’est Auschwitz – pourquoi ne pas armer notre future constitution de l’injonction du « plus jamais ça » d’Auschwitz ?
Comment expliquez-vous qu’aucun dirigeant politique européen ne se soit emparé de l’initiative de Genève sur la paix au Proche-Orient ?
Par manque d’ambition, sans doute. Je me dis souvent qu’il y a, au fond, deux sortes de pessimisme. Le bon pessimisme est inséparable d’une forme de lucidité et il a toujours partie liée avec la conscience qu’au cœur de la nature humaine, un monstre est tapi qu’il importe, vaille que vaille, d’amadouer, de désarmer, de civiliser. Nos démocraties sont dominées par l’autre pessimisme, le mauvais, celui qui détourne de l’action, stérilise l’imagination et prive de l’espérance – un pessimisme anesthésique qui, lorsque tout indique le contraire, vous persuade que le destin de l’Europe se joue dans les futures cantonales ; une inintelligence de l’histoire, une cécité au tragique qui, il y a trois ans, nous fit semblablement refuser d’entendre les paroles prophétiques d’un soldat du Panchir, le commandant Massoud, venu nous alerter, quelques semaines avant la catastrophe, sur le danger majeur du siècle qui commençait.
L’initiative de Genève aura-t-elle été vaine ?
Non. Aux États-Unis, en Europe, en Israël même, elle a contribué à faire bouger les lignes. Et puis, même si Yossi Beilin et Yasser Abed Rabbo n’ont été reçus par aucun chef d’Etat européen, leur plan de paix a tout de même forcé Sharon à sortir de son inertie : voilà le Premier ministre israélien forcé d’adjoindre à sa riposte militaire un embryon d’issue politique ; aurait-il, sans la pression créée par cette initiative, présenté son plan de retrait de Gaza ?
Il reste une incertitude sur la marge de manœuvre personnelle du Premier ministre israélien. Ariel Sharon est-il, à vos yeux, le Georges Bidault ou le de Gaulle israélien ?
Je connais un peu Ariel Sharon. C’est un bon militaire et un petit politique, dépourvu d’imagination autant que de vision. Une grande politique consisterait, dans son cas, à prendre le camp adverse à contre-pied, à prendre Arafat de vitesse, à le contraindre à accepter enfin cet Etat dont rien ne dit que le vieux raïs palestinien l’ait jamais réellement voulu… Sharon aura-t-il l’audace d’aller au-delà du retrait annoncé de Gaza ? Deviendra-t-il, un jour, ce de Gaulle qu’appellent de leurs vœux tant d’Israéliens ? Je l’espère, mais j’en doute. L’opération par laquelle un Georges Bidault devient un de Gaulle, c’est un geste de rupture, d’insolence et de liberté par rapport à toutes les pesanteurs. Nous n’y sommes pas.
En parcourant ces Récidives, on mesure à quel point l’intellectuel que vous êtes n’a cessé, ces deux dernières décennies, d’avoir mal à Israël…
Oui. Parce que je sais aussi qu’à l’heure de vérité, si elle advient un jour, Israël sera seul. L’injustice faite à ce pays, sa diabolisation, l’incompréhension totale dont il est victime et, je vous le répète, son esseulement, ses vrais ennemis et ses faux amis, ces antisionistes des chancelleries et ces néo-évangélistes américains qui se proclament ses alliés mais qui le lâcheront un jour ou l’autre, tout cela me bouleverse.
« Le sionisme n’est pas un prénom, c’est un nom de famille », a coutume d’expliquer Amos Oz. Mais justement : dans la famille sioniste, reste-t-il encore une place pour les partisans d’une solution de compromis ?
Bien sûr. Le sionisme de Scholem, de Buber et de Benjamin, le sionisme anti-annexionniste, le sionisme qui se reconnaissait Yitzhak Rabin pour guide et qui, aujourd’hui, se reconnaît dans les propositions du plan de Genève, n’est pas parvenu, contrairement à ce qui se dit, à la fin de sa trajectoire. Je rencontre, dans le cadre de l’Institut d’études lévinassiennes que nous avons fondé, à Jérusalem, avec Benny Lévy et Alain Finkielkraut, des Israéliens d’horizons et de sensibilités très divers. Et, à mon grand réconfort, tous m’expliquent, comme Amos Oz, que rien n’est plus urgent qu’un « divorce honnête » d’avec les Palestiniens. Ces hommes et ces femmes qui enragent de voir l’interminable occupation des Territoires par Tsahal corrompre la démocratie israélienne, ternir sa légendaire pureté des armes, peser sur les esprits, sont le visage du sionisme de demain. Tous parient sur une « paix sèche ».
Une paix sèche, c’est-à-dire ?
C’est une formule que j’ai lancée dans mon discours de réception de docteur honoris causa de l’université de Tel-Aviv et qu’ont reprise mes amis du camp de la paix israélien. J’entendais par là une paix fondée sur cette idée simple que, pour signer un armistice, il n’est pas besoin de s’aimer et de fraterniser. J’avais en tête une paix qui, une fois n’est pas coutume, prendrait acte de la disjonction de la morale et de la politique. Une démarche qui se fonderait sur l’exigence lévinassienne de la « séparation des biens » et imposerait aux Israéliens ainsi que, bien sûr, aux Palestiniens une séparation franche, sans lyrisme, sans pathos et, surtout, sans étapes ni petits pas. Après, viendra le temps de la reconnaissance éthique réciproque.
La disjonction de la morale et de la politique court comme un fil rouge dans Récidives. Le paysage politique et intellectuel français n’est-il pas envahi par des prises de position inspirées par la seule morale ?
C’est vrai. Sauf que, en même temps, les choses sont, comme toujours, plus compliquées. C’est quand même, en effet, dans l’ordre de la morale que certains des intellectuels auxquels vous pensez se sont le plus gravement déshonorés, en novembre dernier, au Forum social européen, lorsqu’ils ont réservé un accueil enthousiaste à Tariq Ramadan. Cette date, pour moi, est une date noire. C’est comme un mauvais poison aux effets lents. Et je ne suis pas sûr que les altermondialistes mesurent encore vraiment ce qu’il peut, à terme, coûter à une cause – celle des exclus de la mondialisation, des oubliés et des incomptés du monde – qui est, par ailleurs, une cause si juste.
Ce qui frappe, c’est que, depuis la publication de votre essai du même nom, l’« idéologie française » semble avoir totalement changé de camp : c’est à gauche, désormais, qu’elle fait des ravages…
Non, non. Les ravages continuent de se faire, hélas, dans les deux camps. Cela dit, il y a un événement récent qui va dans votre sens. C’est la fameuse pétition des « intelligents » contre Jean-Pierre Raffarin, accusé d’avoir déclaré la « guerre à l’intelligence »…
Pouvez-vous préciser ?
Il y a un léger détail que l’on a, me semble-t-il, peu vu. C’est la connotation maurrassienne de cette histoire de « parti des intelligents ». Vous avez les deux choses, bien sûr, chez Maurras. Vous avez le réquisitoire contre la philosophie spéculative, le kantisme, le péché d’abstraction, etc. Mais vous avez aussi le Maurras d’Anthinéa, celui de Mademoiselle Monk et, surtout, de L’Avenir de l’intelligence qui, dans sa guerre à mort contre le romantisme, joue à fond sur cette idée d’un « parti de l’intelligence » – en fait l’« Action française » – qu’il conviendrait de protéger des assauts que lui livrent, entre autres, les puissances d’argent et le pouvoir politique. Je ne vaux pas faire d’amalgame. Mais l’inconscient des langues, des idéologies, existe. Et « l’idéologie française », dans cette petite séquence, était incontestablement des deux côtés : celui de Raffarin glorifiant « l’intelligence de la main » et celui des amnésiques des Inrocks convoquant, sans le savoir, les mânes du maurrassisme.
Vous sentez-vous encore proche d’une gauche dont tout montre que son inventaire du totalitarisme reste encore à faire ?
Oui, bien sûr. Car je ne crois pas du tout, grâce au ciel, que ce soit « la » gauche qui, dans son ensemble, se refuse à cet inventaire. Ce qui est vrai, en revanche, c’est que vous avez une ultra-gauche qui va des altermondialistes dévoyés aux islamo-progressistes, aux contempteurs du néolibéralisme « américano-sioniste » ou aux gens du Monde diplomatique et qui, n’a elle, rien compris à rien. Ce qui me gêne chez ces gens ce n’est pas tant leur chantage à la pureté que, encore une fois, leur amnésie, leur inculture et même, dans certains cas, l’extraordinaire recul dont ils témoignent par rapport à des aînés dont la radicalité – voyez, aujourd’hui encore, Badiou ! – avait tout de même une autre tenue.
Que voulez-vous dire ?
Je repense aux Inrocks. Ce drôle de texte fourre-tout qui rassemblait sous une même bannière des revendications aussi diverses que celles des infirmières, des professeurs d’éducation physique et des intermittents du spectacle… Ma génération a eu un maître qui s’appelait Michel Foucault et qui nous a notamment appris la nécessité de déserter les généralités, de nous méfier des coalitions de luttes hétéroclites et, surtout, de leur préférer le forage dans des questions circonscrites, chacune justiciable, disait-il, d’une excavation spécifique. Cette nouvelle génération de néogauchistes a joyeusement oublié tout cela. Ils ont zappé sans remords la grande effervescence philosophique des années 70.
N’est-ce pas la preuve que la gauche antitotalitaire est soumise à la surenchère d’un extrémisme qui finit par s’imposer même à ses intellectuels les plus modérés ?
Non, je ne crois pas. Je ne crois vraiment pas du tout que cet extrémisme sans mémoire tienne tant que cela le haut du pavé. Il faut être vigilant, bien sûr. Ne rien laisser passer quand certains dérapent, par exemple, dans l’antisémitisme relooké progressiste. Mais il ne faut pas non plus baisser les bras. Ni leur céder un pouce de terrain. Pour ma part, je suis plus que jamais fidèle, par exemple, au programme de ce journalisme transcendantal dont parlait mon ami Clavel. Je suis plus que jamais décidé à ne pas céder sur le souci de ce que Rosenzweig appelait les « angoisses de la terre ». Ces gens parlent. Ils dissertent aimablement sur la misère du monde. Mais combien sont-ils à s’y colleter réellement, sur le terrain, là où la défense des damnés, des oubliés, se joue en vrai, sans polémiques de salon, et se paie parfois au prix fort – voir Daniel Pearl ?
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