Récapitulons.

Les commandos des Forces spéciales pakistanaises arrêtent Khaled Cheikh Mohammed, numéro trois d’Al-Qaeda, le 1er mars 2002, soit quelques heures avant d’informer les Américains qu’ils ne voteront pas leur résolution sur la guerre en Irak.

Ils arrêtent Naeem Noor Khan, autre cerveau de l’Organisation, un peu plus de quatre mois plus tard, au lendemain d’une visite de Moucharraf à Camp David où il se voit promettre une nouvelle aide, sans précédent, de 3 milliards et quelques de dollars.

L’année d’avant, fin mars, à Faisalabad, ils mettent la main sur Abou Zoubeida, responsable des opérations extérieures – et ils le font à quelques jours de l’ouverture, à Washington, d’un grand débat parlementaire sur cette question du montant de l’aide ainsi que sur celle (plus brûlante encore, puisqu’elle figure, au même moment, en tête des revendications des ravisseurs de Daniel Pearl) de la livraison des 60 avions de combat F16 gelés par le Pentagone depuis les essais nucléaires de 1998.

Quelques mois plus tard, le 11 septembre, ils choisissent ce jour très spécial qu’est le premier anniversaire de la destruction des tours de Manhattan pour, face à tous les médias du pays, dans un quartier résidentiel de Karachi où il vivait à visage quasi découvert, livrer au FBI l’un des concepteurs et coordinateurs de l’attentat, Ramzi ben al-Shaiba, l’homme de la cellule de Hambourg : « Happy birthday, Mr President »…

Et voici qu’aujourd’hui c’est au tour d’Abou Faraj Farj al-Libbi, autre haut commandant d’Al-Qaeda, d’être capturé dans des circonstances mystérieuses, mais à un moment qui est, lui, très clairement chargé de sens, puisque c’est celui où, selon la presse pakistanaise elle-même, les Américains ont résolu de lier la livraison des F16 à une condition nouvelle et décisive : le droit, pour leurs agents, d’accéder pour l’interroger au fameux Abdul Qader Khan, père de la bombe islamiste et parrain de tout le réseau de trafics impliquant, on s’en souvient, l’Iran, la Corée du Nord et, peut-être, des laboratoires d’Al-Qaeda à Kandahar – le droit, que leur refuse obstinément Moucharraf, de prendre la direction de l’enquête sur ce qui est en train de devenir l’affaire de terrorisme nucléaire la plus énorme de l’époque.

Alors, on dira ce que l’on voudra de ce calendrier.

Et on pourra, chaque fois, trouver une raison particulière à cette série de coïncidences entre les opérations coup de poing des forces armées pakistanaises et les besoins politiques du président.

On ne m’enlèvera pas de l’idée qu’il y a là, mieux que des coïncidences, une récurrence, voire une loi, voire quelque chose qui ressemble à un bras de fer.

Comme si le pouvoir pakistanais avait, depuis leur fuite d’Afghanistan et leur repli sur Karachi, Lahore, Rawalpindi, une idée assez précise de l’endroit où se trouvent les responsables d’Al-Qaeda.

Comme si, à travers l’Isi, son redoutable service de renseignement, il avait non seulement localisé, mais mis en observation et, pour ainsi dire, en coupe réglée ces ennemis publics de l’Amérique et donc, en principe, les siens.

Et comme si ces gens lui étaient une monnaie d’échange – comme si, à la façon des Soviétiques de jadis jetant sur les marchés mondiaux juste ce qu’il fallait de leurs réserves d’or pour stabiliser ou déséquilibrer les cours, ils puisaient au compte-gouttes dans leur stock, non d’or, mais de terroristes et les lâchaient un à un, selon les besoins de leur relation avec le grand ami américain.

Les optimistes se réjouiront d’apprendre qu’il y a un pays, sur cette planète, où l’on en sait un peu plus long sur les caches des lieutenants de Ben Laden ainsi que, peut-être, de Ben Laden lui-même.

Les pessimistes, ceux qui se rappellent qu’avant de donner asile aux talibans vaincus les Pakistanais les ont inventés, ont gouverné l’Afghanistan à travers eux et ont, en l’espace de vingt ans, donné pas moins de 200 000 recrues au Djihad international, s’inquiéteront plutôt, eux, de cette indication nouvelle du double jeu pakistanais.

Pour ce qui me concerne, mon siège est fait.

Ayant eu l’occasion, dans le cadre de mon enquête sur Daniel Pearl, de pouvoir observer de près la nature des liens entre l’Isi et nombre de groupes islamistes liés, comme le Jaish-e-Mohammed ou le Lashkar-e-Taiba, à la cause « sacrée » du Cachemire, je n’ai guère d’illusions quant à la sincérité des dirigeants d’Islamabad lorsqu’ils se présentent comme les meilleurs élèves de la classe antiterroriste.

J’espère juste que Condoleezza Rice n’en a pas plus que moi et que, lorsqu’elle les « remercie » pour « le travail difficile qu’ils ont fourni », elle sait qu’elle se fiche du monde et sait pourquoi elle le fait ; j’espère qu’en se liant, pour briser « l’Axe du Mal », au seul régime au monde qui dispose à la fois d’armes de destruction massive et de l’idéologie susceptible de les actionner, les Américains ont bien conscience de jouer littéralement au plus malin et de livrer ainsi la partie de poker diplomatique la plus paradoxale, la plus folle et, si l’on n’y prend garde, la plus risquée de l’histoire contemporaine.


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