BERNARD-HENRI LÉVY : « Les Français ne savent plus du tout ce que le mot culture veut dire »
Propos recueillis par Claire Julliard
Non. Ça ne va pas si mal que ça, finalement ! Qu’un Français sur deux se reconnaisse en Duras, c’est bien. Qu’un Français sur trois trouve que Bernard-Henri Lévy incarne sa définition de la culture, ce n’est pas nul non plus. Et que soixante pour cent de tout ce petit monde voit dans le rock une pratique culturelle à part entière, ne me choque pas davantage. Car attention ! Je n’ai jamais dit, moi, que le rock était à rejeter. Je n’ai jamais dit que la pub, la mode ou la télé, c’était Satan. Je n’ai jamais, au grand jamais souhaité mettre une frontière étanche entre les genres, les modalités diverses de la culture contemporaine. J’ai écrit – et c’est quand même très différent ! – qu’il fallait distinguer, séparer, voire hiérarchiser des produits qui, à cette condition, et à cette condition seulement, peuvent prétendre en effet à la dignité du « culturel ». Vos sondés y sont-ils prêts ? Sont-ils sensibles à cette nécessité de différencier l’espace culturel ? C’est ce que votre sondage ne dit pas. Il lui manque une question qui permettrait de voir s’ils perçoivent vraiment ce qui distingue Madonna de Beethoven, un clip de pub d’un film d’Eisenstein, une bande-dessinée d’une page de Proust, etc. Mais qu’ils aiment tout cela à la fois, qu’ils prennent plaisir à écouter de la chansonnette autant que de la musique de chambre n’est pas, en soi, ce qui me choque.
Qu’est-ce qui me choque, alors ? Deux choses. D’abord, bien sûr, les réponses à votre question sur la télé. Je passe sur le cas de « Droit de réponse » que je n’aime personnellement pas mais, enfin, ça se discute. Plus inquiétant, en revanche, le cas des « Chiffres et des lettres » qui, si j’ai bien lu, arrive presque à égalité avec « Le grand échiquier ». La seconde chose, c’est la réponse que les gens vous ont faite à propos du sport et de la cuisine. Là, c’est encore plus grave ! C’est même assez fou ! Car si vraiment les Français croient que le sport et la cuisine sont des pratiques culturelles à part entière, si vraiment ils les mettent sur le même plan que la littérature ou la musique, alors, oui, il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. C’est la preuve qu’ils ne savent plus ce que culture veut dire. C’est la preuve qu’ils mettent sous ce mot tout un tas de pratiques disparates qui n’ont qu’un très très lointain rapport avec ce que nous avons l’habitude, nous, d’y mettre. Confusion. Melting pot. On est, à ce point, au bord de la débilité complète. Non pas, j’y insiste, que les gens n’aient pas une « bonne » idée de la culture : ils n’en ont plus d’idée du tout.
C’est ce que j’expliquais au début de mon Éloge. C’est ce que je redoutais pour demain ou après-demain. Mais, apparemment, nous y sommes. Les deux sens du mot culture (la culture entendue comme esthétique, d’une part, la culture conçue comme tissu de pratiques, collection de gestes quotidiens et constitutifs d’une civilisation, d’autre part) sont apparemment en train de se rejoindre, de s’aplatir l’un sur l’autre. Ce n’est pas encore la catastrophe. Ce n’est pas un cataclysme/ Mais c’est, bien entendu, préoccupant.
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