L’ouvrage de Bernard-Henri Lévy, Qui a tué Daniel Pearl ?, nous ramène à Islamabad, à raison et à point nommé, maintenant que se tasse la guerre à Bagdad. Le pôle pakistanais de la terreur resurgira sous le faisceau des médias internationaux. Car quel État de la région, deuxième pays musulman du monde par sa population, a réellement abrité les commanditaires du 11 septembre (Al-Qaïda), recelé les moyens de fabriquer de vraies armes de destruction massive (des bombes nucléaires), négocié l’authentique transfert de leur technologie à un autre régime voyou (la Corée du Nord) ? L’Irak de Saddam Hussein ? Non. Le Pakistan – même sous le couvercle affable du général Musharraf, en principe rallié aux Américains depuis les tueries du World Trade Center.

Hommage au journaliste assassiné

Il y a près d’un an, le bref essai consacré aux réseaux extrémistes de la région par Mariam Abou Zahab et Olivier Roy, politologues experts du Pakistan et de l’Afghanistan modernes, a représenté une cristallisation de ce que l’on appelle aujourd’hui, hélas, les études « islamiques ». Avec la clarté glaciale d’un rapport de police, ce texte se borne à livrer les noms, à dresser la chronologie, à démontrer les organigrammes, à signaler les origines sociales et à retracer les parcours de militants extrémistes, en concluant par cet avertissement toujours de sinistre actualité : « C’est donc le Pakistan qui est aujourd’hui et plus que jamais le nœud central de la mobilisation des réseaux islamiques radicaux. »

Bernard-Henri Lévy, lui, a voulu s’attaquer à ce nœud central pakistanais, en y choisissant un crime récent, « islamiste », exemplaire – le meurtre du journaliste américain Daniel Pearl –, mais en le rendant visible, charnel et palpable au lecteur, avec une détermination et un courage intellectuel et moral qui, cette fois, arracheront l’admiration.

Sa tenace enquête, menée de manière explicite comme un récit de détective, pas seulement comme exercice littéraire mais bien réellement dans les banlieues de Londres, auprès des services secrets indiens et jusque dans les plus lugubres hôtels de rencontre de Karachi, a donc voulu faire la lumière sur la glauque « affaire Pearl » – celle de ce journaliste enlevé, séquestré, égorgé et enfin décapité et dépecé au couteau, au Pakistan, en février 2002, après avoir été contraint par ses ravisseurs dits « islamistes » de répéter, hagard, un pistolet pointé sur la nuque, devant une caméra vidéo : « Je suis un Juif américain. Je viens, du côté de mon père d’une famille de sionistes. Mon père est juif. Ma mère est juive. Je suis juif. » À qui profitait ce crime ? Pourquoi cette scénographie obscène ? En quoi ce journaliste constituait-il une cible ? L’auteur aborde ces sujets angoissants un peu comme on entre à tâtons dans un labyrinthe, ou plutôt dans un bahut obscur : tour de force d’écrivain, son livre ouvre une véritable série de tiroirs « à triple fond », que le lecteur doit tous tirer à lui, de chapitre en chapitre, pour entrevoir, en fin d’ouvrage, le ressort – mortel — de l’énigme.

L’humain d’abord : l’écriture de Lévy n’esquive jamais l’émotion nerveuse des assassins, l’accablement des proches, le tranchant d’une vraie lame qui scie une vraie carotide – nullement le style aujourd’hui à la mode, abstrait et frigorifique, desdits experts en ce genre de choses. Et Lévy de rendre un bel hommage à l’individu Pearl, tolérant, courageux, professionnel, musicien à ses heures, père d’un enfant qu’il ne verra pas naître.

Mais cette épaisseur humaine, bienvenue, ne doit pas camoufler l’intrigue. Ce texte n’est pas, après tout, un divertissement policier (on peut donc en suggérer la fin), mais un réquisitoire contre l’État pakistanais.

Les secrets entre le Pakistan et la Corée

L’hypothèse de Lévy est très grave. À l’en croire, le Pakistan, à travers ses agents camouflés en « islamistes » fanatiques, et dès lors présentés aux tribunaux d’Islamabad comme des irresponsables, aurait lui-même commandité l’assassinat de Pearl : coupable d’avoir soupçonné de trop près, les transferts de secrets nucléaires d’Islamabad à Pyongyang. Par exemple, dans l’attaché-case du Bashiruddin Mahmud, à la fois idéologue islamiste notoirement proche de Ben Laden mais aussi « savant de grand renom, inventeur de l’usine de fabrication de plutonium construite, avec l’aide des Chinois, à Khusab et patron du commissariat à l’énergie atomique pakistanais jusqu’en 1999 ». Et Lévy de citer cette réponse imprudemment révélatrice du général Musharraf dans le Washington Post du 3 mai 2002 : « Un homme de média devrait être conscient des dangers que l’on court lorsqu’on s’introduit dans les zones dangereuses ; lui, malheureusement, s’est excessivement investi (« he got over involved ») dans les jeux de services secrets. »

Les ouvertures d’archives confirmeront peut-être un jour cette imputation audacieuse lancée par un écrivain moraliste comme Lévy, qui s’aventure à son tour dans pareil champ miné. Reste surtout son enquête, irréfutable, sur le Mal pakistanais, « toboggan du pire », pays bien réellement intoxiqué de haine contre les Hindous et les Juifs – comme ce chef de police rencontré à Lahore : « Le sens des affaires, l’usure, sont communs aux Juifs et aux Hindous. Mais la duplicité, l’aptitude au mensonge, cette façon qu’ils ont eue d’inventer le génocide d’Hitler pour mieux cacher leurs turpitudes… »

Le Pakistan s’est arraché de L’Inde et hait de manière intime le fond hindou en lui-même. Sa haine des Juifs est tout aussi virulente mais plus abstraite, lui sert à s’« islamiser », à s’identifier au monde arabe en communiant dans l’antisionisme (mais si les Palestiniens étaient chrétiens, comme d’ailleurs beaucoup le sont, leur sort laisserait l’opinion pakistanaise indifférente). C’est là le vrai sens de l’humiliation de Pearl : soit vrai crime passionnel, commis par des militants irrités au-delà su supportable par la présence provocante sur leur sol d’un « Juif » de surcroît « américain » ; soit mascarade des services secrets pakistanais qui flattent leur opinion dans ce qu’elle a de plus vil. Les deux cas de figure flétrissent Islamabad.

Lévy cite quelques grandes âmes de l’Islam arabe, iranien, afghan, la tolérance d’un Massoud, pour rétablir l’équilibre : « Il y a cette autre face de l’Islam ; il y a cette douceur de l’Islam à laquelle, envers et contre tout, jusqu’à la dernière minute, a voulu croire Daniel Pearl et à laquelle je crois aussi. Qui l’emportera, des fils de Massoud ou des assassins de Pearl ? » Que n’eût-il cité l’Islam pakistanais lui-même, héritier de ce riche Islam indien qui, du XVIe à la première moitié du XXe siècle, de l’empereur Akbar au poète Iqbâl, succéda au monde arabe et persan pour devenir le véritable foyer créateur de la culture musulmane ? Notre propre passé, trop récent, nous enseigne, hélas, que nos civilisations sont non seulement mortelles ; elles se trahissent aussi – et se dévoient.


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